La liturgie nous suggère que ceux que nous
fêtons aujourd’hui, tous ceux-là qui nous ont précédé et vivent auprès de Dieu,
ont vécu les béatitudes au cours de leur vie dans ce monde, ou du moins en ont
vécu quelque chose. Ces hommes, ces femmes étaient-ils donc des gens
extraordinaires, leur vie était-elle différente du quotidien de nos propres
vies ?
Nous sommes toujours touchés par la beauté de
ce texte, et en même temps inquiétés par son caractère paradoxal, qui prend à
contre-pied notre perception spontanée des choses. Observons d’abord que deux
des béatitudes sont au présent, alors que les autres sont au futur :
« Heureux les pauvres de cœur : le Royaume des cieux est à eux », et «
Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice : le Royaume des cieux est à eux
». Que signifie ce présent ? Jésus a annoncé que le Royaume de Dieu est déjà
présent parmi nous ; il est là comme une semence, comme un germe, il est
commencé – saint Jean le rappelait dans la première lecture. Il a montré par sa
manière d’être et de faire comment le Royaume est déjà là. Dans l’accueil et la
reconnaissance de la dignité de chacun, dans les paroles et les gestes qui
redonnent sens à la vie, en faisant confiance à Dieu, en laissant la bonté de
Dieu transparaître dans sa manière de faire. Finalement, il nous a montré que
notre vie peut être un reflet de ce qu’elle est réellement : image et
ressemblance de Dieu.
Les autres béatitudes sont au futur, celles
qui évoquent les doux, ceux qui pleurent, ceux qui ont faim et soif de justice,
les miséricordieux et les cœurs purs, les artisans de paix. Pourquoi le futur ?
Parce que nous sommes en chemin : le monde est fait de contradictions, il est
bien loin d’être un monde heureux pour tous. Et notre vie elle-même est
marquée, pour une part, par la souffrance, la déception, les échecs et les
affrontements douloureux aux autres. Mais Jésus nous dit qu’il y a une façon de
vivre tout cela en s’appuyant sur Dieu qui est porteur de promesses de vie :
dans l’épreuve et la contradiction, nous pouvons lui faire confiance. Faire
cette confiance dans la non-violence et la recherche incessante de justice et
de paix pour tous, alors qu’on sait bien qu’il y a là un objectif dont la
réalisation nous dépasse. Faire confiance, parce qu’on ose croire et espérer
que Dieu ne nous lâchera pas et que sa vie est plus porteuse et ouverte que le
mal du monde. Cette confiance est un bonheur de vivre qui donne de tenir
debout, car Dieu accomplira ses promesses.
Il est bien vrai que ces béatitudes
contredisent frontalement certains traits majeurs de l’esprit du monde, aujourd’hui
comme autrefois. La fête de tous les saints nous dit que le monde ne se réduit
pas à cela. La multitude que nous fêtons ce jour, saints des autels et saints
dans le cœur de Dieu, ont vécu quelque chose des béatitudes, bien souvent sans
même en avoir conscience. Et pour eux, Dieu a accompli ses promesses de
bonheur. Ils n’étaient pas fondamentalement différents de ce que nous sommes,
ils n’étaient pas infiniment meilleurs, ils ne vivaient pas une sainteté
inaccessible. Nous pouvons être, nous sommes sans doute déjà, modestement, de
ces saints, bien que ce que nous serons n’apparaisse pas encore clairement. Ce
message est donc un appel qui nous est adressé : ayons le cœur assez pur, le
regard assez bienveillant que pour reconnaître chez ceux qui nous entourent,
ceux avec qui nous vivons, l’un ou l’autre trait de ces béatitudes qui est déjà
vécu par eux et qui est source de sens, de vie, de bonheur pour eux et pour les
autres.
Si cette multitude inconnue et oubliée, si
cette foule innombrable de toutes races, cultures, langues et nations, comme le
dit l’Apocalypse, participe en plénitude au Royaume de Dieu, ne nous méprisons
pas nous-mêmes : malgré nos limites, nos faiblesses, nos défaillances et les
failles qui nous traversent et dont nous souffrons, l’esprit des béatitudes
habite aussi en nous, de façon fragile sans doute, par moments comme une flamme
vacillante, et par moments de façon plus claire. C’est sous ce jour-là que Dieu
nous considère avec bonté et nous accueille.
AMEN.
Michel
Steinmetz †
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