Souvent, nous nous faisons l’idée d’une Bible
aseptisée, dépourvue de tout sens critique, de toute passion. Pourtant,
l’histoire, la grande et belle histoire, de l’homme avec Dieu est remplie de
tourments, de cris de joie, de pleurs, de révoltes. « Seigneur, tu m’as fait subir ta puissance, et tu l’as
emporté ». Voilà la confidence, aujourd’hui, du prophète Jérémie. Il se
livre sans fausse pudeur.
La solitude de Jérémie, sa vie intérieure
marquée par le combat contre sa volonté propre et, malgré tout, l’expérience du
caractère irrésistible de la
Parole de Dieu font du prophète une figure hautement
attachante.
Au lecteur du livre qui porte son nom, Jérémie
se présente comme un grand solitaire. « Je reste à l’écart » : ce sont les termes mêmes qu’il
emploie pour caractériser ses rapports avec la société (15, 17). Incompris et
persécuté, mal-aimé de ceux qui devraient l’entourer et l’encourager, les
membres de sa famille, il n’est avec eux ni quand ils font la fête à des jeunes
mariés ni quand ils pleurent un mort. Il ne connaîtra jamais le réconfort et
les responsabilités de la vie conjugale et il ne sera jamais père. Incarcéré,
brutalisé, entraîné malgré lui vers l’Egypte, il finira ses jours dans une
terre lointaine et nul ne gardera le souvenir de sa tombe.
Pourtant, nous sommes assez bien renseignés
sur sa vie intérieure. Nous savons que cette solitude ne correspondait
nullement chez lui à une disposition naturelle. Elle lui était imposée par une
force extérieure qui lui faisait violence, qui l’assaillait, qui le
remplissait, le tenaillait, requérait une adhésion totale sa volonté, qui avait
besoin de sa solitude comme d’un moyen d’action. Cette force impitoyable,
c’était la Parole
de Dieu.
Si le prophète avoue s’être laissé séduit, il
n’en demeure pas moins critique à l’égard de Dieu, semblant dire : « Tu m’as eu, et me voilà dans de beaux draps ! ».
Résister pour lui n’est plus possible, car la Parole du Seigneur est désormais en lui comme une
force explosive.
Aucun prophète n’évoque la Parole de Dieu et sa
manière d’agir avec autant de douloureuse précision que Jérémie. « Dès que je trouvais tes paroles, je les
dévorais », dit-il (15,16) ; bien qu’elles le réjouissent, leur
effet est souvent dévastateur : « à
cause de tes paroles, je tremble de tous mes membres, je deviens comme un
ivrogne, un homme pris de vin » (23,9).
Si Jérémie se plaint et souffre, il avoue cependant :
« mais il y a en moi comme un feu
dévorant, au plus profond de mon être ». Ce feu est à mettre en
relation avec la séduction dont il fait l’objet et qu’il confesse pareillement.
Peu à peu sa volonté s’est fondue avec celle de Dieu, dont il a été le parfait
porte-parole.
C’est l’expérience de Jésus dans l’évangile. Il
n’est pas seulement le porte-parole de Dieu ; il est la parole de Dieu. Cette
Parole le travaille intérieurement, elle le pousse à demeurer parfaitement
fidèle à la volonté du Père jusqu’à entrevoir l’issue fatale de sa mission. Pour
le disciple que nous voulons être, le chemin est tracé. Il pourrait faire peur.
Il pourrait même nous inciter à abandonner. Jésus nous met en garde : « Quel avantage en effet un homme aura-t-il à
gagner le monde entier, s'il le paye de sa vie ? »
Puissions-nous prendre un peu exemple sur Jérémie :
quand nous répondons positivement à l’appel du Seigneur en nous efforçant de
vivre chrétiennement, quand nous prenons part à la vie de l’Eglise, nous avons sans
doute des raisons de râler, de maugréer contre Dieu. « Tu nous as bien eu ! Il est plus facile, plus confortable de
faire et de vivre comme tous les autres, de ne pas nous encombrer encore avec
ton Evangile !». Nous nous sommes peut-être laissés séduire contre
notre volonté : mais une fois que nous avons pu faire l’expérience de
cette convivance, de cette enracinement en nous de la Parole de Dieu, nous sommes
aussi en mesure de savoir qu’il est juste, qu’il est bon de perdre un peu de
notre volonté pour gagner en proximité avec Dieu. « Celui qui veut sauver sa vie la perdra, mais qui perd sa vie à cause de
moi la gardera ».
AMEN.
Michel Steinmetz †