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samedi 30 octobre 2010

Homélie des vêpres de la Toussaint - 1er novembre 2010

Capitule 2 Co 6, 16b – 7, 1

Quand des chrétiens se réunissent, il est bon qu’ils sachent pourquoi. Je m’explique. Nous pouvons nous réunir parce que nous avons l’habitude de le faire. Quand alors l’habitude tendrait à devenir la justification même de notre rencontre, il nous faut revenir à la source de ce qui nous rassemble ainsi, à Celui qui nous invite à le rejoindre. Jésus nous dit : « Quand deux ou trois sont réunis en mon Nom, je suis au milieu d’eux ! ».
Aujourd’hui, nous nous sommes dans la joie de la fête de la Toussaint et avec la volonté de nous souvenir de nos morts et de prier pour eux. Pourquoi ? Pourquoi prions pour ceux qui nous ont quittés ?
Pourquoi, chrétiens, prions-nous pour nos morts ?

I.- Nous prions parce que nous nous souvenons.

Cet après-midi, nous nous sommes réunis et nous allons ces jours-ci dans les cimetières parce que nous voulons nous souvenir. Ces instants sont toujours douloureux ; ils feront resurgir, parfois bien malgré nous, des souvenirs de moments forts et intenses, semblant nous projeter, une nouvelle fois, dans la douleur de la séparation et de l’arrachement, douleur que nous croyions enfin surmontée.
Alors nous prions. Plutôt que de rester avec nos larmes, nous préférons les confier et les offrir à Celui que nous savons ne pas rester insensibles à notre malheur. « Heureux ceux qui pleurent, ils seront consolés ! ».

II.- Nous prions parce que nous croyons à la communion des saints.

En allant dans les cimetières, en offrant des intentions de messes pour nos défunts, en en appelant à l’intercession de nos disparus, nous croyons, même confusément, que la mort ne saurait tout effacer. Ce que nous avons pu vivre ensemble, les liens que nous avons tissés pendant une vie entière, tout cela n’est pas réduit à néant. Il y aurait là de l’absurde et du non-sens.
Alors nous prions. Plutôt que de nous laisser à la tentation du spiritisme, de faire appel à l’esprit de nos défunts, de les faire parler, nous restons fidèles à la sagesse biblique et n’en croyons pas moins vraies les paroles du Credo. Nous expérimentons la communion des saints. La mort, toujours injuste, injustifiable, se découvre à nous comme un passage ; elle n’est plus une fin, un fossé infranchissable. Plutôt que de nous révolter pour notre malheur, nous décidons, dans la foi, de demeurer dans la confiance.

III.- Nous prions parce que nous disons notre foi en Jésus, mort et ressuscité.

Quand nous allons porter nos fleurs sur nos tombes, quand nos cimetières, en ces jours, se transforment en de magnifiques jardins, je ne peux m’empêcher de penser que l’espérance fleurit, que, plus loin que de simples gestes, nous recréons sur ces terres le jardin rayonnant du matin de Pâques. Cette terre qui accueille nos morts est une terre sainte, sanctifiée par leur foi et la nôtre qui se rejoignent. Jésus était mort, Il est vivant, Il nous appelle à sa suite, premier-né d’entre les morts. Les cimetières sont, à la Toussaint, des lieux de souvenir, certes, mais aussi d’action de grâce pour tant d’amour partagé, pour des pardons jamais exprimés mais présents, maintenant, au fond des cœurs. Ils sont les jardins de la Rencontre. Nous y croisons les pas du Ressuscité.
Alors, nous prions. Plutôt que de passer bien vite, nous voulons nous arrêter, prendre le temps de la prière. Nous nous tournons vers la Croix. Regardant le Christ, nous, « temples du Dieu vivant », nous contemplons la vie toujours plus forte.

« Dieu l’a dit : Au milieu d’eux, j’habiterai et je marcherai ; je serai leur Dieu et ils seront mon peuple. »

Michel STEINMETZ †

Homélie de la solennité de Tous les Saints - 1er novembre 2010

C’est un secret que nous venons d’entendre. Le secret de Jésus et de son Père. Les Béatitudes révèlent aux disciples pour qui bat le cœur de Jésus, pour qui vibrent les entrailles du Père. Jésus confie ce secret à ceux qui le suivent, mais à l’écart de la foule. Voilà qu’aujourd’hui l’Eglise nous le fait partager.
A nous, ici présents, comme à tous les catholiques du monde, aujourd’hui. A vous, que vous soyez de condition aisée ou modeste, à vous en pleine forme ou rongés de soucis, vous malades, chômeurs, vous, déprimés, endeuillés, solitaires…
Ne prenez pas ces mots pour de la poésie naïve ou de la provocation. Jésus n’est ni un poète en herbe ni un révolutionnaire anarchiste. Ces phrases, il les faut les murmurer avec beaucoup de discrétion et veiller à ne pas les déformer. Il faut les entendre dans leur fraîcheur, leur nouveauté toujours déconcertante, leur vigueur déroutante. Il faut aussi être disposé à accueillir la surprise d’une confidence.
Le pauvre, le doux, celui qui pleure sont heureux. Remarquez que Jésus ne dit pas d’eux qu’ils seront heureux, qu’ils le seront un jour, mais il dit qu’ils le sont déjà, maintenant. « Le Royaume est préparé pour eux depuis le début du monde » ; ils ont déjà commencé à en être les possesseurs. « Ils possèdent déjà le trésor céleste dans des vases d’argile, ils portent déjà Dieu dans leur corps et dans leur âme », dit le bienheureux Guéric d’Igny, un des disciples de Saint Bernard.

I.- Les Béatitudes vécues par le Christ lui-même.

Lorsqu’il confie ce secret aux disciples, Jésus enseigne en paroles et en actes. Il ne dit pas les Béatitudes : il les vit. Il est le pauvre, le méprisé, le doux et humble de cœur, l’artisan de paix…
Mais attention : Jésus ne souhaite ni la souffrance ni la pauvreté. Trop souvent, on a eu tendance à déformer ses paroles. Trop souvent aussi, par le passé, certains discours d’Eglise ont pu maladroitement le laisser supposer. Il faut souffrir pour gagner son ciel… Non, gagner le Royaume ne nous demande pas d’aller au devant de la souffrance. Pauvreté et souffrance sont des maux à combattre et nous savons qu’ils peuvent conduire aux pires folies.
Il suffit de souffrir un peu pour découvrir le vertige de se sentir abandonné de tous et celui du goût de vivre. Dans la souffrance, alors, précisément, on peut aussi trouver et garder un sens à la vie. C’est tout autre chose. Jésus l’a vécu dans sa Passion. Alors que tout lui crie qu’il est abandonné, il s’abandonne entre les mains du Père et se laisse porter par sa Parole : « Tu es mon enfant, aujourd’hui je t’engendre », je t’engendre à la vie, … je te ressuscite. Car le Père donne la vie même quand la mort semble, à notre vue humaine, l’emporter. C’est la foi de Jésus exprimée dans les Béatitudes : toute larme peut devenir pleur de joie, chant de résurrection. C’est le désir de Dieu offert à tout cœur désirant, sculpté par le manque, lavé par les larmes, patiné par la douceur et la miséricorde. Ce secret retourne le désespoir et offre la paix. On ne peut que le recevoir dans l’intimité et la confiance. C’est la foi.

II.- Les Béatitudes vécues par les saints.

La foi. C’est ce qu’ont vécu les saints. Les grands du calendrier, ceux que nous prions, et tous les anonymes qui vivent dans le cœur de Dieu. Saints de nos familles aussi, figures aimées et disparues qui peut-être à cette heure vous raccrochent à la vie. Ils ont goûté le secret de Jésus qui les a soutenus et ils vous l’ont fait pressentir. Ils ne vous oublient pas. Ils vous ont transmis la force de vivre et d’aimer qui vient de Dieu. Et si, dans l’épreuve, nous tenons, c’est que la Parole du Père nous tient !
C’est Georges Bernanos qui fait dire à son curé du roman « Sous le soleil de Satan » : « Quand on se lève pour maudire Dieu, c’est encore Dieu qui nous soutient ! »… Extraordinaire Dieu, capable de nous soutenir quand nous nous levons pour le maudire.
Alors, amis, en cette fête de la Toussaint, tellement proche du jour des morts qu’on les mélange sans cesse – à tort et à raison – en secret, en vous souvenant de vos chers disparus, de ceux qui ont été, pour vous, des lumières sur vos chemins de foi en Eglise, relisez le texte des Béatitudes avec délicatesse et tendresse. Prononcez-le chez vous à voix douce laissant peut-être les larmes couler, le pardon vous remuer ou la paix vous envahir. Heureux alors vous les doux, les artisans de miséricorde, les assoiffés de justice, le Royaume des cieux sera à votre portée… Laissez le visage de Jésus se mêler aux visages de vos morts. Mettez les paroles de Jésus sur leurs lèvres et laissez-les vous réconcilier.
Et puis, oui, faites-vous beaux, mettez vos habits de fête et allez au cimetière porter vos fleurs. Si vous n’avez pas de tombe où vous recueillir, allez devant la Croix qui s’y dresse, arbre de vie et de paix au milieu du jardin du repos. Et devant ce signe du secret de Jésus, le don de sa vie planté sur le nid de la mort, redites la parole de bonheur des Béatitudes qui vous parle le plus. Qu’elle vous conduise au cœur de Jésus pour mieux vivre. Cette parole de résurrection fera de la terre de mort et du souvenir une terre sainte que nul ne saurait profaner. Transfigurées sous le soleil de Dieu, vos fleurs seront signe et promesse de résurrection, faisant du cimetière le jardin fleuri du matin de Pâques.

Alors vous serez étonnés de voir les autres puiser à la source qui fertilise vos vies même dans la peine. Vous serez aussi sur le chemin de la sainteté. Pas d’héroïsme, pas d’extraordinaire mais de la résurrection : bonheur offert de vivre vivant et dans la paix, les choses faciles et difficiles. Avec Jésus, « doux et humble de cœur », mort et ressuscité.

AMEN.

Michel Steinmetz †

Homélie du 31ème dimanche du Temps ordinaire (C) - 31 octobre 2010

Toujours suivi de son groupe de disciples, Jésus parvient à la ville de Jéricho, dans la vallée du Jourdain, ultime étape avant la montée vers Jérusalem. Tout à coup, la nouvelle se répand : le guérisseur galiléen vient de rendre la vue à un aveugle ! La foule en liesse se presse dans les ruelles étroites de Jéricho et acclame celui que l’on tient pour le Messie attendu.
Il y avait un homme du nom de Zachée : il était le chef des collecteurs d’impôts, et c’était quelqu’un de riche, personnage important à la tête de la perception des taxes dans cette ville frontière mais souverainement méprisé. Il travaille à la solde des Romains et, comme la plupart de ses confrères, il "se sucre" généreusement sur le dos de ses compatriotes. Belle demeure, grand train de vie, serviteurs en nombre...
Ce petit voleur, sans s’en douter, entreprend une démarche capitale : il tient beaucoup à VOIR JESUS. Curiosité ? Pour cela, il abandonne ses affaires, sort de sa demeure, butte sur une foule qui lui tourne le dos et l’empêche de voir le héros. Loin de se rebuter, emporté par son désir, il invente le moyen d’arriver à ses fins : se faufiler derrière tout le monde, prendre de l’avance et braver le ridicule en montant sur un arbre. Mais là, au moins, il est certain de VOIR.

Beaucoup de chrétiens restent enclos dans un système de croyances, de bonnes mœurs et de rites : ils ne cherchent plus. Beaucoup d’incroyants demeurent enfermés dans leurs certitudes et leurs préjugés : ils ne cherchent plus et empêchent certains de rencontrer la personne de Jésus le Christ. Comment ne pas rebuter les Zachée d’aujourd’hui ?...
Arrivé à cet endroit, Jésus leva les yeux et l’interpella : " Zachée, descends vite : aujourd’hui il faut que j’aille demeurer chez toi". Zachée voulait voir et il est vu. Il entend un appel personnel : ne cherche pas dans les hauteurs, redescends sur terre, saisis l’occasion unique. Ce jour peut devenir pour toi l’ « aujourd’hui » de la grâce, le tournant capital de ta vie. Vite il descendit et reçut Jésus avec joie. Voyant cela, tous récriminaient : " Il est allé loger chez un pécheur ! "
Non seulement il faut chercher et prendre les moyens de voir mais il faut aussi écouter l’appel et y répondre. Jésus n’est pas une vision curieuse, une émotion fugace : il veut entrer dans nos maisons, même, et surtout, chez un grand pécheur ! Joie de Zachée : il s’est laissé cueillir comme un fruit mûr. Jésus ne l’a pas accablé de reproches, écrasé de culpabilité, il n’a pas exigé au préalable confession, contrition et pénitence.

Quel cortège ! Dans Jéricho qui a repris ses occupations ordinaires, tout à coup on voit revenir Jésus et sa bande. Et en compagnie de qui ? Ce maudit Zachée, ce collabo, ce voleur promis à l’enfer ! Comment Jésus ose-t-il se compromettre à ce point jusqu’à pénétrer dans une maison infâme où nul pharisien n’aurait jamais mis les pieds ! A cet endroit, il y a un vide dans le texte : que se passe-t-il à l’intérieur de la maison ? Sans doute, Zachée a sonné le branle-bas pour organiser une grande réception. Quant aux disciples, ils doivent s’étonner de la conduite du maître, tout en se réjouissant du bon repas qu’ils vont déguster. Soudain le publicain se lève. Quel "toast" va-t-il porter ?
Mais Zachée s’avançant, dit au Seigneur : " Voilà, Seigneur : je fais don aux pauvres de la moitié de mes biens et si j’ai fait du tort à quelqu’un, je vais lui rendre quatre fois plus". L’invitation, l’hospitalité, le repas, la conversation, l’amour ont été premiers, avant un discours moralisateur. Leur effet ? La conversion, le changement total, la décision publique de réparer ses torts ! Jésus ne lui a pas demandé de vendre tous ses biens ni même de changer de métier. Zachée, de lui-même, a compris : il voit qui est Jésus. Non un héros que l’on admire, une vedette que l’on applaudit mais quelqu’un dont la seule présence déclenche l’ouverture du cœur.
Alors Jésus dit à son sujet : " Aujourd’hui, le salut est arrivé pour cette maison car lui aussi est un fils d’Abraham. Car le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu."

Le salut est donc la rencontre de deux recherches : de l’homme perdu à cause de son enchaînement à l’argent, et surtout celle de Jésus, devenu homme pour libérer les hommes entravés par leurs passions. Zachée un vrai "un fils d’Abraham" : comme le patriarche avait cru en la promesse de son Dieu, ainsi a-t-il cru que Jésus était celui qui pouvait le faire entrer « aujourd’hui » dans le Royaume de Dieu. Il devient un "grand" homme, libéré de son idolâtrie.
Le publicain rencontré dans le Temple la semaine dernière n’osait pas lever les yeux vers le ciel. Le publicain Zachée, croisé cette semaine sur la route de Jéricho, ne lève pas non plus les yeux vers Jésus pour la simple raison qu’il est prestement grimpé dans un arbre. Mais ces deux hommes aux yeux baissés ont croisé le regard de la Miséricorde. Le publicain du Temple a été pris en pitié ; le publicain de Jéricho a été sauvé. Les yeux, que les deux publicains tiennent baissés, ne les enferment pas en eux-mêmes. Simplement, ils atténuent l’accessoire pour se concentrer sur l’essentiel. Zachée baisse les yeux vers Jésus ; Jésus lève les yeux vers lui. Leurs regards se croisent et Zachée comprend que Jésus ferme les yeux sur son péché : il ne l’y enferme pas. Mais Lui, le Saint de Dieu, vient demeurer chez celui qu’il a purifié du regard. La transformation de Zachée est immédiate. Le voleur rend plus qu’il n’a volé : il entre dans la dynamique de la surabondance de Dieu.
Dans l’étourdissement des jours, mille et une choses retiennent notre attention et nous dispersent. Nous devenons, comme Zachée, trop petits pour voir Jésus. Alors prenons de la hauteur ! Que savons-nous de la grâce qui nous attend ?

AMEN.

Michel Steinmetz †

Homélie du 30ème dimanche du Temps ordinaire (C) - 23 octobre 2010

«… ceux qui méprisaient tous les autres». Luc 18, 9

« Dis-moi comment tu pries et je te dirai qui tu es »… C’est la formule qu’on pourrait appliquer, n’est-ce pas ?, à ce cher pharisien et à son compère publicain. Mais nous savons aussi que « l’habit ne fait pas le moine », et qu’il faut prendre garde à ne se fier qu’aux apparences. Dieu, de toute façon, connaît, lui, le secret de notre cœur. Dans la parabole, Jésus ne se contente pas de l’apparence, il n’en reste pas aux attitudes ou aux paroles prononcées. Il prend deux exemples, force peut-être même le trait car il fait œuvre de pédagogue. Il veut faire comprendre quelque chose de fondamental à qui veut être juste et à qui veut prier sincèrement, authentiquement. Alors il décrit deux attitudes contradictoires jusqu’au paradoxe.
En marche vers sa Passion Jésus enseigne ses disciples – ceux qui le suivent ou le suivront – sur les pièges spirituels qu’eux-mêmes rencontreront sur leur chemin. La parabole de ce dimanche est donc bien autre chose qu’une exhortation à la modestie se concluant par des mots dont nous avons fait un dicton : « Qui s’élève sera abaissé, qui s’abaisse sera élevé… ».
Il faudra nous demander tout d’abord de quoi il s’agit au juste : quel est ce pharisien, quel est ce publicain. Ceci étant considéré, on pourra alors parler de la vérité de tout homme, vérité qui demande d’être en cohérence avec ce que nous sommes et vérité d’un Dieu qui regarde le cœur sans faire de différence entre les hommes.

I.- De quoi s’agit-il au juste ?

De deux hommes religieux qui font route ensemble vers le Temple de Jérusalem pour y aller prier le Dieu qui y réside. Il s’agit non pas d’un riche pharisien imbu de lui-même face à un pauvre publicain, modèle de discrétion et de modestie comme pourrait le faire croire la lecture conjointe du livre de Ben Sirac : « Le Seigneur ne défavorise pas le pauvre. […] La prière du pauvre traverse les nuées ». Car matériellement, notons-le, c’est tout l’inverse. C’est le pharisien qui est l’honnête et pauvre travailleur généreux, tandis que le publicain est, comme Zachée, le riche collecteur d’impôts. La parabole met en scène ce publicain qui vit dans le confort, sur le dos des autres, face à un pharisien, qui entend vivre avec rigueur dans la fidélité à la Loi et à Dieu. C’est à partir de là qu’il nous faut considérer la prière de chacun et le jugement que Jésus porte sur leur « justice » respective. C’est à partir de là qu’il nous faut éviter tout contresens d’interprétation. Car le pharisien force le respect, mais le publicain force la miséricorde.

II.- La vérité de tout homme.

Le pharisien prie en parlant de lui. Il fait défiler les bonnes actions qui font de lui un observant, un « pratiquant » fidèle de la Loi de Dieu : il prie « la tête haute », et non seulement debout comme c’était habituellement le cas, (on croirait qu’il défie Dieu du regard) ; il rend grâce parce qu’il n’est pas comme tous les autres ; il jeûne deux fois par semaine – pratique surérogatoire que s’imposaient les Juifs fervents –, et donne un dixième de tous ses revenus. En somme, tout cela fait de lui un modèle de vertu et de fidélité aux exigences de la Loi. Si ce n’est que cette fidélité devient pour lui source d’un profond orgueil : « je fais ceci, je fais cela, je suis ceci, je suis cela ». Et encore, s’il s’en contentait ! Mais non, il va plus loin encore : en rendant grâce à Dieu pour ce qu’il est, il dénigre les autres et les épingle, les enfermant dans leurs fautes ou leurs vices : voleurs, injustes, adultères ou, plus précisément même, son voisin publicain. Sa prière commence par une longue dénonciation des autres. Sa « justice » engendre en lui le mépris des pécheurs. Fort de ses œuvres et de sa différence, tel est cet homme.
La prière du publicain a la sobriété de qui sait reconnaître, face à la sainteté de Dieu, qu’il n’y a vraiment aucun droit à faire valoir. Cet homme « se tient à distance et n’ose même pas lever les yeux vers le ciel ». Il ne dit pas : « Vois ma vie : j’ai bien mérité le paradis… cette récompense, je ne l’ai pas volée… j’ai bien droit à la vie éternelle… je me suis décarcassé pour le Seigneur, alors, quand même, Dieu m’est redevable, non ? ». Non, rien de tout cela dans sa prière. Juste cette phrase qui vient du cœur : « Mon Dieu, prends pitié du pécheur que je suis ! ». Il sait que sa vie demande à être purifiée dans l’amour de Dieu, il connaît sa faiblesse. L’image avantageuse qu’il aurait pu se faire de lui-même a été brisée par sa faute passée, par toutes ses fautes, et il est devenu à ses propres yeux un pauvre, un humilié. Mais en disant : « Mon Dieu, prends pitié du pécheur que je suis ! », il a en même temps reconnu que le vrai Dieu ne résiste jamais à la prière des pauvres, des humiliés, comme s’il savait déjà que Dieu, en la personne de son Fils, est apparu comme le Pauvre et l’Humilié, « jusqu’à la mort de la croix » (Ph 2, 8). Le cœur du publicain est donc si bien à l’unisson du cœur de Dieu, sans idée de comparaison avec d’autres, ni volonté de les dominer, qu’il est nécessairement en droite relation avec Dieu, établi dans la justice.
Vérité de tout homme, en fait, mais qui se heurte à notre résistance. Y compris en qui veut être disciple fidèle. Jusqu’à cette subtilité qui fait qu’on peut se glorifier de son humilité, oubliant que celle-ci consiste justement à se reconnaître orgueilleux…

Un critère donc : ne pas mépriser. Et nous souvenir que Dieu n’oublie jamais la prière de ceux qui se tournent vers Lui.
Le Christ montant à Jérusalem, dans l’obéissance parfaite au Père, ne méprise pas les pécheurs. Il les aime au contraire, au point de donner sa vie pour eux. A condition que ceux-ci reconnaissent qu’ils ont besoin d’être sauvés ! Telle est la justice de Dieu. Telle est sa justice pour nous.

AMEN.

Michel Steinmetz †

Homélie du 29ème dimanche du Temps ordinaire (C) - 17 octobre 2010

« Jésus dit une parabole pour montrer à ses disciples qu’il faut toujours prier sans se décourager ». Luc 18, 1

Il faut prier ! et prier sans cesse ! Et vous vous dites, j’en suis sûr : il est bien gentil, mais nous avons charge de famille, nous avons une profession prenante, et puis nous venons déjà à la messe. Faut-il en faire encore plus ? toujours plus ? Je ne vous dis cependant rien d’autre que l’évangile. Ce n’est pas moi qui parle, mais bel et bien le Christ. Et tel est bien encore le sens de la parabole qu’il nous adresse. L’interpellation vaut pour vous, comme pour moi. Il faut prier, et prier sans cesse.
La prière est-elle donc nécessaire ? C’est la première question que nous pourrons nous poser. Puis il faudra, ceci étant posé, nous demander de quel ordre elle doit être. Dans un dernier temps, nous ne pourrons passer sous silence la question de Jésus : « Le Fils de l’homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ? » et ses implications pour nous.

I.- La prière est-elle donc nécessaire ?

Au moment où le peuple d’Israël dut livrer bataille au désert contre les Amalécites, la défaite aurait été une fin inéluctable sans la prière de Moïse. Et cette prière dut être ininterrompue de l’aurore au crépuscule. Dès que Moïse baissait les bras, les ennemis reprenaient le dessus au point qu’il fallût qu’Aaron et Hour le soutiennent et qu’il s’asseye sur une pierre. On imagine aisément la scène.
Le juge, dont Luc nous dit qu’il « ne respectait pas Dieu et se moquait des hommes », se serait-il laissé troubler dans sa quiétude si cette femme ne l’avait pas importuné sans cesse ? Là encore on imagine aisément la scène.
Deux exemples qui nous sont donnés pour nous comprenions que la prière est nécessaire. Elle n’est pas un ornement dans la vie du chrétien : elle en est le fondement, le principe unificateur. Il n’est pas superflu de prier : c’est même une nécessité ! Cependant, et c’est naturel, nous demandons à la prière une certaine rentabilité. Si je consens à y accorder de mon temps, de mon énergie, je serais en droit de demander un « retour sur investissement ». « J’ai prié, prié comme jamais et je n’ai pas été exaucé ». Il me faut bien constater qu’à me demande insistante et pressante, je n’obtiens pas forcément ce que je veux.

II.- De quel ordre est la prière ?

La prière n’est d’abord pas un savant marchandage. Elle est « commerce », au sens des Anciens ; c’est-à-dire qu’elle est relation. Présence de l’un et de l’autre, cœur à cœur, contemplation et action de grâce. La prière demande de notre part de nous mettre à l’écoute de la volonté de Dieu. L’immédiateté de notre demande n’entraîne pas l’immédiateté de la réponse : Dieu, lui, agit – Jésus nous le rappelle avec force – , Il ne reste pas insensible à notre prière, mais Il y répond pour notre bien, un bien qui dépasse parfois ce que nous imaginons être le bien pour nous.
La prière ensuite se doit d’être continue. Qu’est-ce à dire pour nous, hommes et femmes de notre temps, à toujours courir après le temps ? « La prière est une conversation familière avec Dieu, un compagnonnage. Elle n’est pas l’effet d’une attitude extérieure, mais elle vient du cœur. Elle ne s’enferme pas dans des heures ou des moments déterminés, mais de nuit comme de jour, elle est une activité continuelle. Il ne faut pas se contenter d’orienter sa pensée vers Dieu lorsqu’elle s’applique exclusivement à la prière ; mais, même lorsqu’elle est absorbée par d’autres occupations »[1], il importe d’y mêler et d’y adjoindre Dieu, afin que notre vie tout entière soit imprégnée et vivifiée par sa présence.
La prière, enfin, si elle englobe toutes nos actions, se nourrit d’une part de temps effectifs de silence et de conversation avec Dieu et d’autre part de temps communautaires où, par la liturgie, c’est notre prière, celle de tout un peuple, qui s’unit à celle de Jésus pour monter vers le Père. Cette prière est la source à laquelle peut venir puiser sans cesse notre prière personnelle. Elle est en aussi la matrice et l’exemple.

III.- « Le Fils de l’homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ? ».

Jésus affirme à ses disciples que, si même le juge inique fait grâce à la veuve pour se débarrasser d’elle, le Seigneur écoutera et exaucera ses enfants qui le supplient. Si Dieu paraît oublier « ses élus qui dans leur détresse crient vers lui jour et nuit », ce n’est qu’apparence. Il patiente seulement. Mieux que le juge, et plus promptement encore, il saura faire justice. La question qui termine ce passage jette un regard désabusé et triste sur la fin des temps : « Le Fils de l’homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur terre ? ». Car c’est bien de cela qu’il s’agit aussi ici : de la fin des temps.
La justice dont il est question est celle qui surviendra au dernier jour là où toutes les pensées seront dévoilées, là où ce qui est caché sera connu. Ce jour-là, je le crois, ce qui est demeuré obscur à nos yeux, ce qui est demeuré incompréhensible à notre cœur, sera mis en pleine lumière et trouvera enfin sa justification. Alors, nous pourrons nous dire que, vraiment, Dieu nous avait déjà fait justice.
Quoi qu’il en soit, Jésus pose la redoutable question de savoir s’il trouvera encore la foi sur terre à son retour. Nous ne pouvons rester insensible à cette interrogation : que faisons-nous pour que soit vivante la foi, qu’elle grandisse, qu’elle se transmette aux générations futures ? Je ne parle pas là d’une pratique de la foi, de coutumes et de traditions aussi vénérables soient-elles ; je parle de la foi, celle qui se nourrit et dans la prière authentique et continue, et celle qui grandit dans cette même prière.

Un chrétien prie comme il respire, constamment, sans arguer que, tout occupé qu’il est à respirer, il ne peut rien faire d’autre, mais bien certain en revanche qu’il ne peut rien faire sans respirer. Que la prière soit notre respiration ! Qu’elle soit notre souffle !

AMEN.

Michel Steinmetz †


[1] Saint Jean Chrysostome.

Soutenance de thèse - Paris, 13 octobre 2010

On trouvera ci-après la leçon doctorale prononcée lors de la soutenance.

UNIVERSITÉ PARIS – SORBONNE (PARIS IV)
École doctorale I – Mondes anciens et médiévaux

INSTITUT CATHOLIQUE DE PARIS
Theologicum
Cycle des études du doctorat


Thèse présentée et soutenue par
Michel Steinmetz
le 13 octobre 2010


« MUNUS MUSICÆ SACRÆ MINISTERIALE »
Vatican II, Sacrosanctum Concilium, n.112.

Une expression originale du Concile Vatican II :
Ses antécédents historiques, son contexte, sa signification.


Thèse présentée pour l’obtention du Doctorat conjoint
en histoire des religions et anthropologie religieuse (Paris IV)
et en théologie (I.C.P.)

Directeur de thèse pour Paris IV- Sorbonne :
Monsieur le Professeur Jean-Marie Salamito
Directeur de thèse pour l’Institut Catholique de Paris :
Monsieur le Professeur Patrick Prétot


Leçon doctorale

D’aucuns diraient qu’il s’agit là d’un conflit de sacristie. Banal conflit qui opposerait le curé au maître de chapelle, la liturgie à la musique, la théologie au sentiment, la raison à l’esthétique. Conflit de sacristie, sans enjeu donc ni pour la théologie, ni pour l’histoire.
Pourtant la définition du munus ministeriale de la musique sacrée vient bouleverser cet apriori et place de manière incontestable la musique dans le lieu propre du questionnement théologique. La nouveauté de la formule et le peu d’intérêt par elle étonnamment suscitée jusqu’à présent viennent pareillement interroger la recherche historique. D’une relation complexe, mais habituellement complexe, entre la liturgie et la musique, le syntagme se pose en regard et interroge dès lors et l’une et l’autre sur les liens qui les unissent.

À ma grande surprise, j’ai constaté, au début de ma recherche, que la définition conciliaire, qui m’apparaissait déterminante pour la compréhension du paragraphe 112 de la Constitution sur la liturgie, n’avait, à ce jour, fait l’objet d’une étude spécifique tant sur ses fondements historiques que dans sa portée théologique. Je devais me rendre à l’évidence que l’abondante production parue depuis le Concile Vatican II, et que je connaissais au moins en partie, avait abordé les points suivants du même paragraphe mais sans s’arrêter sur le munus ministeriale qui m’en paraissait pourtant comme le fondement. Par ailleurs, nombre d’opuscules et d’ouvrages ont été édités : ils font grand cas – et on le comprend – de la pratique musicale au cœur d’une liturgie rénovée, mais ils occultent de fait la question d’une véritable théologie de la musique dans le culte chrétien.

De la difficulté de définir le corpus et du choix de la méthode

Le texte conciliaire, habituellement prolixe en ses notes et en ses renvois, soucieux de fonder son propos en Tradition, ne dit rien d’une possible origine du munus ministeriale. Il me fallait donc me résigner à un patient travail de recension des possibles sources. L’opération s’annonçait océanique et la perspective de devoir faire des choix s’imposait d’emblée. Je décidais de ne pas aborder le dossier par un recours à une histoire des pratiques musicales dans la liturgie – perspective tout aussi vaste et sans doute ingérable sur une période de vingt siècles. Par contre, le texte conciliaire annonçait se situer dans la Tradition, se fondant sur l’Ecriture et les Pères, ainsi que sur l’enseignement des Pontifes, et tout particulièrement parmi eux Pie X. Je faisais donc une confiance quasi-aveugle au texte lui-même comme me soumettant là une méthode d’investigation. Confiance aveugle, mais chacun sait qu’il vaut mieux entrer borgne dans le Royaume des Cieux, plutôt que de ne pas y entrer du tout. Confiance quasi-aveugle, cependant. Je m’en explique. Je prenais l’option dans une première phase de recherche d’étudier de manière générale l’ensemble des vingt siècles, tant au niveau des formes musicales qu’en me livrant à une recension des textes magistériels sur la question. Cette investigation par sondages m’a permis de me rendre à l’évidence que la période patristique était déterminante, considérée dans son ensemble, comme le révélateur d’une Église qui met en place ses institutions liturgiques spécifiques et comme le témoin d’une proximité manifeste de la Parole de Dieu, fondement de toute réflexion théologique. Le pontificat de Pie X m’a de même paru nodal au sens où il récapitule dans sa pensée sur la musique les siècles qui précèdent depuis la décrétale de Jean XXII au XIVème siècle en passant par Trente et Benoît XIV. À vrai dire, la période médiévale, riche de conciles locaux et provinciaux, n’apporte aucune précision magistérielle sur la question, hormis le texte fouillé de Jean XXII.
Ces différents moments de l’Histoire sont tous des moments de « crise », au sens grec du terme, moments de tensions ou d’acuité plus grande des enjeux pastoraux.

La posture spécifique des Pères de l’Église au début du christianisme.

La période patristique nous demandait d’établir une distinction, qui persistera dans les siècles suivants de l’Histoire de l’Église, mais avec beaucoup moins de netteté, entre la musique instrumentale et le chant. Pour les Pères, il convient de se détacher de la musique instrumentale pour deux raisons différentes : elle établit un lien fort avec le monde païen et les pratiques que ces musiques de débauche accompagnent ; parce que participant aux rites juifs du Temple et de la concession faite au peuple de la première Alliance, elle devient caduque en régime chrétien dont le culte d’ailleurs se développera autour des institutions synagogales familières aux premiers croyants. Le chant, quant à lui, occupe une place fondamentale ; malgré les dangers liés à ses effets, difficilement maîtrisables ou prévisibles, et sa finalité potentiellement hédoniste, les Pères voient en lui un vecteur puissant d’harmonie, d’unité et d’ordre. Il est aussi le support d’un texte et permet d’en augmenter l’intelligibilité, donc de parfaire sa réception et son inscription dans la mémoire. Demeure sauve la recommandation maintes fois répétée de chanter plus avec son esprit qu’avec sa seule voix. La position patristique déploie enfin une visée théologale et eschatologique déterminante. Le chant chrétien naît du souffle de l’Esprit et en procède pour crier avec Jésus vers le Père. En tant que tel, il est encore un acte d’offrande au sens où il oriente une authentique disposition spirituelle. Il fait participer au chant nouveau du Christ et oriente le chant du fidèle en l’intégrant au sacrifice de louange du Fils à son Père. En cela il est à la fois cosmique (il déborde le cadre spatio-temporel du présent pour ouvrir à l’éternité et rétablit l’homme dans sa dignité première) et gracieux (Dieu n’a pas besoin de louange). Bien plus encore, le chant devient une préfiguration de la liturgie céleste : au travers de sa mise en œuvre, il construit le corps ecclésial comme une réalité théologique qui fait se rencontrer en un même acte de chant le chœur des hommes et le chœur des anges, réalisant déjà, quoi qu’encore de manière imparfaite, l’union du ciel et de la terre, l’union de la cité terrestre et de la cité céleste en une seule et même Église.

Une musique « partie intégrante de la liturgie » comme réponse à la modernité.

En envisageant alors, dans un second temps, la musique sacrée comme une « partie intégrante » de la liturgie, nous nous rendions compte que la position de Pie X, comme déjà pour les Pères, était historiquement contingentée, la musique devenant aussi un des lieux particulièrement prégnant des rapports de l’Église à la mondanité. Ainsi, le Motu proprio de 1903 ne peut-il sans doute s’appréhender de manière juste sans faire appel aux harmoniques du catholicisme intégral et de la lutte d’alors contre la modernité. La question de la musique dépasse ici la seule sphère de la liturgie.
Mais nous n’avons ni voulu ni pu omettre le poids de la tradition dans le propos de Pie X. C’est ainsi que nous avons fait le choix de nous attarder sur la décrétale Docta sanctorum Patruum de Jean XXII, sur les décrets relatifs à la musique du Concile de Trente et sur l’encyclique Annus qui de Benoît XIV. Le choix de ces textes s’est imposé en raison de la portée qu’ils ont prise dans les siècles : les renvois au sein des textes magistériels sur la question en sont la preuve. Nous avons constaté que, toujours, par-delà les circonstances de l’Histoire et l’évolution de l’art musical, le discours de l’Église dépasse les limites de la seule musique pour aborder ce qui par elle est en jeu pour l’Église et sa mission au cœur du monde.
Il est clair qu’une herméneutique de continuité a été mise en œuvre dans la recherche, mais il convient néanmoins de signaler combien la fixation, la cristallisation du syntagme « musique sacrée » vient piéger la question. Alors que cette séparation se fonde dans l’émancipation assumée d’une musique qui se détache du site liturgique et par là canonisation profane d’un genre, le discours magistériel emploie lui-même cette distinction, pratique dans un contexte d’opposition au monde sécularisé, mais ô combien funeste pour la musique elle-même. Jusqu’au XVIIIème siècle, en effet, la musique se définissait par son usage et non par un ethos spécifique.
Afin de rétablir dans les actions du culte une dignité que l’on estime disparue et bafouée par une musique aux effets grotesques, Pie X s’emploie non seulement à stigmatiser la dualité entre « sacré » et « profane », mais aussi à proposer une régénération de l’intérieur. Revivifier l’expression publique de l’Église, c’est, pour lui, revivifier l’ensemble du corps ecclésial et lui donner les moyens et les outils d’une posture sociétale. L’opposition dialectique, entendue en son acception la plus courante qui soit, « sacré / profane » est sans conteste ici l’expression d’un contexte socioculturel d’opposition « Église / monde ».
Nous nous sommes attachés à montrer ensuite qu’au-delà d’une simple définition d’ordre liturgique ou musicologique, et de ses ambiguïtés de fait, la réaffirmation d’une musique sacrée envisagée comme « partie intégrante de la liturgie solennelle » donnait un éclairage nouveau au rapport « Eglise / monde » : tout à la fois d’opposition, de prise de distance et de volonté explicite de régénération. On note une avancée par la promotion d’une « logique » de primauté de l’action liturgique qui trouvera en la musique une parfaite auxiliaire, et dans la participation retrouvée pour les fidèles au chant, logique qui s’épanouira pleinement au cours des décennies suivantes.
Aussi bien ad intra qu’ad extra de la vie ecclésiale, la musique sacrée apparaît comme se développant et (re)gagnant ses lettres de noblesse à l’intérieur du culte catholique, non par la modalité d’un asservissement, mais par celle d’une cohérence retrouvée, et comme participant à l’œuvre de la liturgie, œuvre de régénération, de progrès spirituel et de sanctification des fidèles.

L’invention du munus ministeriale à Vatican II comme expression par la médiation de la musique sacrée du mystère de l’Église.

Rien d’étonnant alors que le Concile Vatican II recoure au terme munus pour désigner la charge de la musique sacrée dans le culte chrétien. Par une telle invention, qui fait figure d’hapax, tant dans la tradition ecclésiale que dans le texte conciliaire lui-même, le munus ministeriale place la musique sacrée sur un terrain avant tout théologique et ecclésiologique. La « fonction » de la musique n’apparaît donc pas dans sa dimension utilitariste mais plutôt dans sa charge de participation au mystère de l’Église. Le Concile, en intégrant la musique sacrée par la définition – nouvelle – de son munus, l’intègre au jeu des médiations multiples et multiformes qui participent de sa sacramentalité et de l’être même de la liturgie. Sous l’influence du Mouvement liturgique et du développement des recherches historiques, bibliques, patristiques, l’enseignement des papes Pie XI, puis Pie XII confirme et amplifie celui de Pie X, tout particulièrement avec l’encyclique Mediator Dei.
Au cours de la genèse de la constitution conciliaire, tumultueuse à bien des égards, la question de la musique sacrée devait devenir, pour certains, primordiale et décisive : il faut avouer qu’il n’en a rien été. Ce n’est qu’au cours de l’intersession entre la première et la deuxième session du Concile que, à l’initiative de la sous-commission chargée de la rédaction du paragraphe intégrant les amendements exprimés par les Pères, le mot munus a été subrepticement introduit, remplaçant celui de characterem. L’ouverture à l’ensemble du texte conciliaire a permis de mettre en évidence les nombreuses occurrences et acceptions du substantif munus et ainsi d’en préciser le sens, alors qu’appliqué à la musique sacrée avec l’adjectif ministeriale, ce dernier fait figure d’hapax. La nette charge ecclésiologique du syntagme devenait alors évidente et s’exprimait en deux directions inséparablement liées, ad intra et ad extra. Le munus ministeriale nous invitait encore à voir l’émergence d’un concept processionnel, en somme caténatoire, d’une participation au mystère de Dieu, tel que le mystère de l’Église lui-même en est la vision. L’ensemble des médiations ainsi repérables et désignées dans le texte conciliaire par le terme munus est fondée sur celle, première et fondamentale, du Christ dans le mystère des relations trinitaires, qui rejoint celle des baptisés dans leur configuration au Christ en passant par celle de l’Église, du mystère de Marie comme figure eschatologique du mystère de l’Église, de la diversité des ministères au sein du corps ecclésial. Cette procession de médiations comporte une valeur sotériologique puisqu’elle s’enracine en tout premier lieu dans l’œuvre de salut accomplie par le Christ, et continuée en son Église et célébrée en sa liturgie. C’est le mystère de l’Église, y compris en sa dimension eschatologique, qui se manifeste ainsi dans l’action liturgique devant être elle-même comprise comme un lieu du salut.

Parce que médiation, la musique comme lieu théologique : la sacramentalité de la musique sacrée.

Étant elle-même médiation, la musique sacrée peut à bon droit prétendre au statut de lieu théologique, à condition de considérer d’abord la liturgie comme un mode existentiel de la théologie. Alors que l’univers sacramentel était une porte d’entrée, il nous a permis d’envisager d’abord le rite et la musique dans l’ordre du symbolique et du symbole, puis plus directement dans l’ordre de la sacramentalité. Parce que le réel et le symbolique faisait place à l’être humain comme point de départ, dans l’équivocité et la polysémie du langage, le rite apparaissait comme médiation dont le sens reste toujours ouvert à condition d’établir et de respecter une certaine distance avec le quotidien. La vérité symbolique, alors, consiste bel et bien à montrer, à révéler, plutôt qu’à dire par et dans des catégories qui échappent au discours. La raison et le concept s’en trouvaient détrônés au profit d’un indicible de fait irréductible au langage. Nous entrions alors dans l’ordre de la sacramentalité et dans un régime spécifiquement chrétien. La musique, quant à elle, répond positivement à la critériologie établie et, à ce titre, fort de son statut de médiation, peut prétendre prendre part, pour la part qui est la sienne, à l’édifice sacramentel. Elle sert une spiritualisation des sens. À l’instar de la Parole créatrice, elle épouse le chemin de l’humanité pour la conduire à son assomption et à sa transfiguration. Elle ouvre à un ailleurs. Cette aptitude de la musique se réalise au sein du peuple ecclésial qui en constitue la médiation obligée : le chant établit la communauté comme communauté dans sa choralité et dans la gestion propre du sujet à l’assemblée. Le croyant demeure en son unicité mais il se trouve agrégé au corps ecclésial pour y découvrir en retour une identité nouvelle. La musique, « partie intégrante de la liturgie », et « en étroite connexion » avec le rite célébré, concourt donc à un « faire-advenir » dans une heureuse tension eschatologique. Elle révèle et instaure déjà un espace-temps transfiguré ; elle devient aussi, dans sa dimension alors sotériologique, la réactualisation permanente du don de Dieu dans la foi.
C’est ainsi que le munus ministeriale de la musique sacrée nous invite et nous autorise à penser cette dernière dans sa charge (sa mission) théologique. Irréductible à sa seule part de solennisation de la liturgie, dépassant de loin toute visée purement utilitariste, elle mérite l’attention due à tout lieu théologique, dans le respect de sa spécificité et de ses modes d’existence et de production propres. Elle est associée à la liturgie comme en son lieu, y participant d’un ordre sacramentel, sans bien sûr pouvoir se substituer à lui ou le récapituler.

Ce travail de thèse part de ce que nous avons identifié comme une carence de la théologie de la liturgie pour laquelle la musique et le chant demeurent les parents pauvres. Chose étonnante en regard de la définition nouvelle du munus ministeriale imputée à la musique sacrée à Vatican II. Mais il ne convient pas non plus de majorer l’importance du munus ministeriale : il est un apport à la réflexion mais ne peut prétendre à la synthétiser à lui seul. Nous l’avons vu : il est un proche d’entrée pour penser ou repenser les liens de la liturgie et de la musique à frais nouveaux. Parce qu’il s’enracine en Tradition, il nous fait aller jusqu’aux sources de la patristique et bouscule des idées bien établies. Le parcours historique réalisé montre combien, par exemple, le chant grégorien est sanctuarisé au cours du XIXème siècle comme un corpus homogène, et combien il apparaît alors comme le chant sacré par excellence.
· La réflexion interroge aussi sans doute la philosophie : depuis le nominalisme et la réaction déjà de Jean XXII, l’art tend à s’émanciper en ne reconnaissant plus en Dieu son principe premier et sa fin. Alors que les voies ne cessent de diverger depuis les Lumières, comment aujourd’hui la musique en liturgie peut-elle, y compris en ses formes, s’inscrire en faux par rapport à ce mouvement ? Comment peut-il concrètement se traduire ?
· Si le net enracinement ecclésiologique du munus ministeriale le fait le rattacher à un processus sacramentel qui découle de la sacramentalité du Christ jusqu’à rejoindre l’agir sacramentel de l’Eglise, sous quelles conditions, et selon quelles modalités, la musique en liturgie peut-elle se revendiquer d’une efficacité sacramentelle ?
· L’adjonction de l’adjectif ministeriale au substantif munus tendait à confirmer la part humaine de cette charge. Pour s’acquitter de sa fonction, la musique ne peut se passer d’acteurs, de ministres. Comment penser aujourd’hui leur insertion dans une authentique ministérialité ecclésiale ?
· Les Pères étaient méfiants du rythme parce qu’il accompagnait et scandait les célébrations païennes jusqu’à entraîner à des transes. La force du « grégorien », du « plain-chant » a été précisément d’être perçu non comme un chant non rythmé (les études paléographiques nous ont éclairé sur ce point) mais comme un chant non mesuré (musica non mensurabilis). L’envahissement rythmique des chants actuels saurait-il être mis en lien avec la réserve patristique ? Il en va de même pour les procédés utilisés indistinctement dans la variété et pour l’action rituelle…

On pourrait se demander si le travail n’a pas trop pressé l'expression munus minsteriale : il me semble qu’il apparaît plutôt comme une sorte d'analyseur ouvrant sur d'autres aspects et comme une manière de servir la thématique musique et liturgie par-delà son caractère océanique.

Néanmoins, si bien des questions persistent et sont même posées par le munus ministeriale, il en demeure que l’expression conciliaire ancre la musique à son port d’attache qui est l’acte liturgique : il lui reconnaît la charge d’être l’expression sonore du mystère de l’Eglise dans la complexité de ses rapports à la mondanité. La musique ne peut plus, dès lors, être considérée comme un élément second, voire annexe et subalterne de la liturgie ou de la théologie de la liturgie, mais comme son aire d’audibilité manifeste et sa partenaire co-naturelle.
Michel STEINMETZ, dr.

Homélie du 28ème dimanche du Temps ordinaire (C) - 10 octobre 2010

Bien souvent, on entend à droite et à gauche que l’on se plaint volontiers de telle ou telle impolitesse. J’ai, personnellement, en mémoire quelques cas où j’entends encore dire : « Même pas un merci ! Ils auraient au moins pu remercier… ! ».
Il faut bien croire, à s’en référer à saint Luc, que cela ne date pas d’aujourd’hui, puisque 10% seulement des lépreux trouvaient le chemin pour revenir vers Jésus.
Mais bien plus que d’une banale histoire de convenance sociale et de politesse, ce passage de l’Evangile nous relate une vraie démarche de foi. Démarche qui se déroule à un moment bien particulier puisqu’à nouveau est fait mention de la Ville Sainte vers laquelle Jésus chemine pour y accomplir sa mission et y souffrir sa Passion. Ainsi tous les signes qu’Il accomplit chemin faisant trouvent leur signification dans l’annonce de l’imminence du Royaume. Le Règne de Dieu est là, tout près de vous … Ils sont, par ailleurs, toujours exploités et récupérés par le camp des opposants féroces que sont le scribes et les Pharisiens.
Le récit de ce jour pourrait se décompenser en trois temps qui sont autant d’unités de sens : le premier est celui qui évoque ce groupe de lépreux venant à Jésus ; le deuxième relate l’ordre de Jésus et la guérison chemin faisant ; le troisième, enfin, raconte le retour en action de grâce du Samaritain.

I.- Les lépreux venant à Jésus ou la dernière chance.

Alors que Jésus chemine vers Jérusalem et qu’il pénètre dans un village, dix lépreux viennent à sa rencontre. Ils gardent une bonne distance entre eux et Jésus, faisant preuve de bon sens au vue de la maladie qui les affecte, et respectant par là la prescription juridique du Lévitique : « le lépreux est impur aussi longtemps que le mal qui l’a frappé est impur ; il habite à part et établit sa demeure hors du camp » (13, 46). En effet, pour Israël, la lèpre est considérée comme une impureté et coupe le malade de toute vie sociale.
Les lépreux respectent cette consigne. Ils viennent, pourtant, vers Jésus comme s’ils avaient rendez-vous avec la dernière chance. Personne ne peut les guérir de leur mal, personne ne peut les réintégrer de fait dans la normalité d’une vie sociale. C’est le prêtre qui, à l’époque, plus juge que médecin, est chargé de constater le mal, donc l’impureté, et éventuellement sa disparition. Ils vont vers Jésus. Sans doute sa renommée les a-t-elle rejoints. Ils se disent que lui, enfin, pourra faire quelque chose.
Ils l’appellent : « Maître ». Et c’est la seule fois dans l’évangile de Luc où un non-disciple interpelle ainsi Jésus. Ils savent, au fond d’eux-mêmes, qu’Il est un prophète puissant en paroles et en actes. Si c’est intéressés qu’ils sollicitent ardemment le secours du Christ, ils n’en confessent pas moins sa puissance et sa seigneurie.

II.- L’ordre de Jésus et la guérison chemin faisant ou la parole qui sauve.

L’ordre de Jésus fait suite à la demande des lépreux. Demande surprenante : ils ne le supplient pas de leur guérir mais de les prendre en pitié : « Jésus, maître, prends pitié de nous ! ». C’est-à-dire de les mettre, de les rétablir plutôt, dans la grâce de Dieu.
Les lépreux pourraient à bon droit être déçus. La réponse que leur fait Jésus n’est pas une guérison immédiate, comme à d’autres moments de l’Evangile, bien qu’ils ne la demandent pas explicitement. Ils laissent toute latitude à Jésus de faire ce que bon lui semble. Ce dernier se contente d’une parole : « Allez vous montrer aux prêtres », à ceux-là mêmes qui ont déjà constaté leur impureté, ceux-là qui devraient maintenant authentifier leur guérison. Mais Jésus n’a rien fait. Il a leur a simplement demandé d’aller se montrer aux prêtres, prenant garde de bien respecter, une nouvelle fois, la consigne du Lévitique.
La guérison que les lépreux espèrent et attendent est un remède à leur mal physique mais aussi, et peut-être surtout, leur réintégration à la vie sociale. Pensons un instant quelle douleur engendrerait pour nous la nécessité de rester en marge de tout : de contact avec notre famille, nos amis, l’impossibilité d’approcher qui que ce soit et d’être considéré comme un paria, un être impur frappé de la malédiction divine.
« En cours de route, ils furent purifiés », dit saint Luc.

III.- Le retour en action de grâce du Samaritain ou de la guérison au salut.

Sur les dix qui ont supplié Jésus de les prendre en pitié, un seul, un étranger, un Samaritain, un homme qui ne partage pas la foi d’Israël, revient. « Tous n’ont-ils pas été purifiés ? Et les neuf autres où sont-ils ? ». L’étranger, lui, rend grâce, se prosterne aux pieds de Jésus. Il est guéri. Guéri de sa lèpre, purifié de sa faute, rendu à la vie. Il offre son merci tel le sacrifice que la Loi prescrit d’offrir à celui qui est purifié.
Jésus, quant à lui, est saisi par le comportement de cet homme. Celui dont on attendrait le moins qu’il revienne ainsi est le seul à revenir. Ce lépreux vit un cheminement déroutant. D’une guérison fermement espérée, il vit du salut que le Fils de Dieu lui offre. La bonté de Dieu et sa largesse se manifestent en Jésus. Quand il prend en pitié, il donne bien plus que nous n’osons demander ou même espérer. Le lépreux samaritain est comblé de plus grand bien.
Il est guéri, purifié et sauvé. « Relève-toi et va : ta foi t’a sauvé ! ».

1. Les dix lépreux laissent toute liberté à Jésus pour leur témoigner de la grâce. Ils ne marchandent pas, ne demandent rien. Ils supplient d’être pris en pitié.
2. Ils obéissent à l’ordre de Jésus, sans forcément le comprendre. C’est là que survient, pour eux, la guérison, dans leur abandon à cette parole qu’ils estiment efficace.
3. Seul le Samaritain vient rendre grâce, offrant ainsi le plus beau sacrifice, celui de la louange. Il est non seulement guéri : il est sauvé, parce que s’étant rendu disponible à l’œuvre en lui de Dieu.
Puissions-nous en tirer les conclusions qui s’imposent lorsque nous venons au Christ et que nous le prions.

AMEN.

Michel Steinmetz †

Homélie du 27ème dimanche du Temps ordinaire (C) - 3 octobre 2010

Homélie prononcée en l'église Notre-Dame de la Nativité de SAVERNE, à l'occasion de l'assemblée générale de l'Union Sainte Cécile

« Combien de temps, Seigneur, vais-je t’appeler au secours, et tu n’entends pas, crier contre la violence, et tu ne délivres pas ! ». Cette intense supplique du prophète Habacuc retentit à l’époque où Jérusalem est assiégée à plusieurs reprises, des Juifs sont déportés. Un drame se joue dans et pour la communauté des croyants. Par delà ce cri désespéré, le témoignage du prophète est d’abord celui du fidèle qui, désemparé, en appelle à Dieu dont l’action dans l’Histoire est devenue incompréhensible.
N’est-ce pas aussi la prière révoltée de notre humanité contemporaine ? Quand la haine de l’autre, la violence barbare, la justice du plus fort semblent l’emporter partout sur notre terre, quand les fanatismes et les idéologies se déchaînent ?
N’est-ce pas là la demande de toutes les époques ? N’est-ce pas là, tout compte fait, la demande des Apôtres : « Seigneur, augmente en nous la foi ! », donne-nous plus de foi, assez foi pour faire changer les choses ? Et n’est-ce pas là notre réaction : Seigneur, donne-nous la foi nécessaire pour tenir bon ?

I.- La vie est la même pour tout le monde

En mots très précis, le prophète Habacuc ose demander des comptes à Dieu. « Pourquoi m'obliges-tu à voir l'abomination et restes-tu à regarder notre misère ? Devant moi, pillage et violence ; dispute et discorde se déchaînent. » Ce n'est pas « parce qu'on a la foi » que tout devient facile ou rose. La vie est et reste la même pour tout le monde. Celui ou celle qui vit dans la foi n'en n'attend rien d'autre que d'être en relation réelle avec lui. Et cette relation est vivante : chemin faisant, dans le déroulement même de la vie, elle se développe, elle se vit jusque dans le cri de la douleur, elle s'affine dans sa vérité.
La réponse du Seigneur, c’est l’invitation à la confiance, une invitation qui repose sur la justice et la fidélité : « le juste vivra par sa fidélité. » Le prophète, comme les croyants que nous sommes, peuvent crier leur révolte, mais c’est dans la justice et la fidélité – acte de confiance de l’homme droit – qu’ils trouveront la réponse du Seigneur. Un vaste programme pour le croyant qui cherche Dieu !

II.- Celui qui a la foi reçoit de la foi

Et si nous lisons la deuxième lettre à Timothée dans ce même esprit de simple serviteur, nous pouvons y trouver des motifs de confiance et d’espérance. Pour devenir toujours davantage de bons serviteurs de l’Évangile, il s’agit bien de nous laisser travailler par l’Esprit de Jésus pour réveiller et développer en nous les dons que nous avons reçus. Nous avons à faire place à l’œuvre de l’Esprit, à avoir une perspective d’humilité qui refuse l’autosatisfaction, mais qui rejette aussi la peur et la honte. À la naissance de l’Église comme aujourd’hui, le vrai serviteur de la communauté s’efface devant le Christ qu’il faut annoncer à temps et à contretemps. Pour grandir dans la foi, aimer comme il nous a aimés, enseigner comme il nous l’a commandé, nos forces n’y peuvent rien, seul l’Esprit assure cette mission en nous.
Peut-être qu’il est bon de se le redire ce matin, choristes et serviteurs de la liturgie rassemblés ici. Quand il s’agit de penser un travail en commun, il est certes nécessaire de se former mais la première disposition que l’on doit avoir, celle préalable et fondamentale, c’est l’ouverture à l’Esprit. Dans ce que je fais pour servir la liturgie, ai-je l’intention de le faire de manière évangélique ? Le fais-je avec foi et attention ou en échangeant des nouvelles du haut de la tribune ? Dans le service que je rends, est-ce que j’accepte d’être un serviteur parmi d’autres ? Serviteur important, mais serviteur avec d’autres, serviteur du même Seigneur et Maître ?

III.- Quelle que soit la grandeur de la foi …

Enfin, regardons le texte de l’Évangile de Luc dans la même perspective. Etre de simple serviteur, c’est sortir du possible de nos pensées et de nos actions mûrement réfléchies et que nous défendons avec conviction, pour nous en remettre à l’action de l’Esprit Saint qui peut bouleverser ce qui peut paraître comme immuable : habituellement, les arbres sont plantés dans la terre ! C'est se rendre libre et disponible à l’action de l’Esprit pour rendre possible ce qui ne l’était pas et par elle, avoir part à la force de Dieu.
À son retour des champs, le serviteur devra faire son service quotidien, avant de penser à lui. Il préparera la table et servira le maître. C’est seulement lorsque celui-ci aura mangé et bu qu’il pourra songer à se restaurer. En agissant ainsi, le serviteur n’aura fait que son devoir, il ne pourra revendiquer un supplément de salaire. Le serviteur n’en est pas inutile pour autant…
Les Apôtres doivent être dans l’état d’esprit de ce serviteur : quand ils auront accompli ce qui leur aura été commandé, ils n’auront pas à réclamer une récompense particulière, ni à se glorifier de leur œuvre : ils n’auront fait que ce qu’ils devaient faire. C’est à travers nos gestes d’amour et de service, les plus modestes soient-ils, que nos frères peuvent découvrir qu’ils sont aimés de Dieu. Les serviteurs de l’évangile ne sont pas inutiles, ils sont quelconques, mieux encore ils sont de simples serviteurs car Dieu agit en eux.

Reconnaître avec humilité que l’on n’a fait que son devoir, n’est pas méconnaître la valeur des œuvres : elles n’en sont pas moins méritoires, et le maître saura les récompenser. Quand nous désespérons de tout, puissions-nous nous souvenir que, comme les Apôtres, notre peu de foi ne nous dispense pas de rester les bras croisé ! Bien au contraire, nous avons le devoir de faire de grandes choses avec ce peu de foi. Quand nous aurons fait notre devoir, gardons-nous de la gloriole facile : nos chevilles n’ont pas à enfler … car « nous n’aurons fait que notre devoir ».
Dom Helder Camara disait : « N’oubliez pas que pour la plupart des gens, le seul évangile qu’ils liront sera le témoignage de votre vie». Si c’est cela être simple serviteur, nous devons et nous pouvons être les uns pour les autres chemins de l’amour de Dieu. Osons nous mettre en état de service !

Michel Steinmetz †

Homélie du 24ème dimanche du Temps ordinaire (C) - 12 septembre 2010

La tentation du peuple des Hébreux est celle de toute société. Se fabriquer des idoles. Fabriquer un dieu à sa mesure, parce que le Tout-Autre nous paraît si éloigné. Fabriquer de ses mains un dieu qui nous conforte dans nos errances, parce que nous savons la vérité toujours dure à admettre. Fabriquer un dieu qui nous est sympathiquement proche quand le Dieu de la foi semble rester sourd à nos appels de détresse.
Aujourd’hui, comme hier au pied du Sinaï, cette tentation est bien vivante. Elle rejoint d’ailleurs ce que Jésus nous faisait comprendre dimanche dernier : « Celui qui ne me préfère à son père, sa mère, son frère, sa sœur, son conjoint, … celui-là ne peut pas être mon disciple ». Céder aux idoles, c’est bien cela. Préférer le profit, l’ambition professionnelle, le sexe, le jeu ou d’autres plaisirs à un tel point qu’ils deviennent pour nous des maîtres et nous en font leurs sujets. Céder aux idoles, c’est préférer notre asservissement aux forces de la mort plutôt que notre liberté en Dieu. Péguy disait : « Quand on a goûté à l’agenouillement droit des hommes libres, les prosternements d’esclave ne vous disent plus rien ».
Celui qui a fait cette expérience-là, en vérité, n’éprouve ni honte ni déplaisir à reprendre à son compte les paroles du psaume qu’il nous était donné de chanter en ce jour, mieux encore à en imiter l’attitude fondamentale qui est celle du pécheur disant sa foi en l’amour de son Dieu.

I.- « Pitié pour moi, mon Dieu, dans ton amour,
selon ta grande miséricorde, efface mon péché ».

C’est dans cet esprit qu’au début de chaque eucharistie nous nous mettons en présence du Seigneur et que nous lui confions notre pauvreté en reconnaissant notre péché : nous connaissons, en effet, notre vie aussi bien que l’infidélité des Hébreux, « ce peuple à la tête dure ». Sur la parole de Moïse, Dieu renonce à châtier ce peuple. En reprenant les paroles du psaume, bien plus même en faisant nous-mêmes preuve d’humilité, nous disons notre foi en ce Dieu qui est capable de partir à la recherche de la brebis égarée en laissant seule les quatre-vingt-dix-neuf autres.
Quand nous errons dans le désert de nos existences, dans ces lieux arides, desséchés, dépourvus de tout repère – comme l’est le désert, nous savons que nous ne sommes pas livrés en pâture aux rapaces du ciel (comme le dit la Bible), nous avons cette ferme conviction qu’Il vient nous porter secours. Le moment des retrouvailles est moment de réjouissance et de « joie au ciel ». Moïse reste solidaire de son peuple ; il prie Dieu avec insistance de renoncer au mal qu’il avait voulu faire à son peuple. De même le Christ reste-t-il solidaire de l’humanité, en ne cessant de lui témoigner de la grandeur de son pardon.

II.- « Lave-moi tout entier de ma faute,
purifie-moi de mon offense ».

N’est-ce pas notre supplication, notre cri vers le Père afin que la « vérité nous rende libres » ? Prière entendue puisque Paul en témoigne : « Moi qui autrefois, dit-il, ne savait que blasphémer, persécuter, insulter. […]Le Christ m’a pardonné […]. La grâce de notre Seigneur a été encore plus forte ». Voilà l’œuvre de la conversion, d’un cœur résolument ouvert et disponible au pardon offert.
Vous en conviendrez : il n’est pas possible de prier ainsi, de demander d’être lavé de ses péchés, et de continuer comme si de rien n’était, comme si, la prochaine fois, nos serions de toute façon à nouveau pardonnés. L’amour du Seigneur est certes sans limites. Nous ne pouvons, cependant, penser que de faire une telle expérience de libération ne saurait ne pas nous transformer. L’Apôtre Paul a été saisi, au sens le plus fort du terme : « moi le premier, je suis pécheur, mais si le Christ m’a pardonné, c’est pour que je sois le premier en qui toute sa générosité se manifesterait ».

III.- « Crée en moi un cœur pur, ô mon Dieu,
renouvelle et raffermis au fond de moi mon esprit.
Ne me chasse pas loin de ta face,
ne me reprends pas ton esprit saint ».

Le cœur ainsi purifié et raffermi est en joie. Sans doute avons-nous tous déjà fait l’expérience d’un pardon authentique, un pardon qui coûte… Quand nous n’osons ni ne voulons, parce qu’ayant trop souffert, nous tourner vers l’autre pour lui pardonner, mais quand nous arrivons à nous dépasser et à poser ce geste prophétique de pardon, ou, quand nous-mêmes nous sommes pardonnés, nous ressentons une joie fantastique, merveilleuse. Certains parmi nous ont été témoins de la réconciliation entre des peuples qui se faisaient la guerre : cette réconciliation a passé par des pardons ; pour beaucoup, elle a été vécue dans la foi chrétienne et elle a façonné l’Europe.
Quand nous nous rendons capables d’avoir la même attitude de miséricorde que Dieu lui-même, il y a « beaucoup de joie au ciel », bien plus que pour les quatre-vingt-dix-neuf qui se croient justes et exempts de toute conversion. C’est encore le sens de ce verset du psaume : « le sacrifice qui plaît à Dieu, c’est un esprit brisé. Tu ne repousses pas, ô mon Dieu, un cœur brisé et broyé ». Dieu ne se plaît pas tant à nous voir brisés par nos péchés qu’à nous voir venir, revenir à lui pour trouver en lui la force de nous reconstruire. C’est en cette humilité, frères et sœurs, que réside le vrai sacrifice.

Maintenant, « Seigneur, ouvre mes lèvres » pour dire à tous la grandeur de ton amour et sa libéralité. Parce que j’en fais l’expérience et que tu me donnes, après avoir été perdu et après avoir chuté, d’être à nouveau un homme droit, « ma bouche publiera ta louange ».
« Quand on a goûté à l’agenouillement droit des hommes libres, les prosternements d’esclave ne vous disent plus rien ». Qu’il en soit ainsi !

AMEN.

Michel Steinmetz †

Homélie de la solennité de l'Assomption - 15 août 2010

Le décor de l’Apocalypse est un décor de lutte, mais décor qui ne saurait se comprendre sans la référence à l’antique serpent, et donc sans celle au Livre de la Genèse et à cette parole du Seigneur Dieu à Eve : « Je mettrai l’hostilité entre toi et la femme, entre ta descendance et sa descendance. Celle-ci te meurtrira à la tête et toi, tu la meurtriras au talon ». Marie, nouvelle Eve, est la plus forte là où Eve avait échoué. La femme de la vision de l’Apocalypse n’est pas une déesse à l’origine mystérieuse, c’est Marie, femme de notre race et fille d’Israël. Cette femme, c’est aussi l’image même de l’Eglise triomphante. C’est femme, enfin, c’est Marie, modèle de l’Eglise et la plus parfaite image de l’Eglise à venir.

I.- La femme de l’Apocalypse : Marie, femme de notre race et fille d’Israël.

La fête de ce jour nous invite à « aller au cœur de la foi ». Nous célébrons ici bien plus qu’une femme. Nous célébrons par elle et avec elle la manière dont Dieu intervient dans l’Histoire des hommes. Eve, première des vivants, avait perdu la lutte contre le serpent ; depuis ce jour, l’humanité était en proie à ses assauts, aux assauts du péché, en proie à la faiblesse et au mensonge. Il n’y avait pas de voie de salut. Un jour du temps, Dieu s’est fait chair : pour sauver sa création et lui offrir la possibilité du salut, il lui fallait battre l’antique serpent jusque dans son être. Cet être, c’est la mort.. Depuis qu’une femme de notre race, fille d’Eve, Marie, a prononcé ces mots : « Voici la servante du Seigneur. Que tout se passe pour moi selon ta parole ! », l’humanité a été régénérée de l’intérieur. Jésus, prenant notre condition, en toutes choses excepté le péché, allant jusqu’à mourir, a traversé les rives de la mort et dénoué les pièges du Malin ; et il a été glorifié par son Père. Il est vainqueur de la mort même, mort qu’il a battu sur son propre terrain. En cela, Il est notre Sauveur. « Le nœud dû à la désobéissance d’Eve, s’est dénoué par l’obéissance de Marie ; ce que la vierge Eve avait noué par son incrédulité, la Vierge Marie l’a dénoué par la foi », disait saint Irénée de Lyon.


II.- La femme de l’Apocalypse : image de l’Eglise triomphante.

A regarder quelques versets plus loin, il est légitime de rapprocher l’image de cette femme de l’image de l’Eglise. Cette femme, c’est Sion, c’est le peuple de Dieu, celui de l’Ancienne et de la Nouvelle Alliance, le peuple qui engendre en son sein le Messie et les croyants. Cette victoire est celle de notre peuple. C’est la nôtre ! que de fois ne croyons-nous pas que tout est vain ? Que de toute façon, quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse, la mal aura toujours le dernier mot ? L’Apocalypse, en nous livrant sa vision grandiose, de la fin des temps – c’est-à-dire du jour où le Royaume de Dieu pourra enfin être "installé" en notre monde – nous éclaire sur notre identité et sur notre vocation. Sur notre identité : nous sommes le peuple de Dieu et nous avons, par là, cette capacité à gagner le combat contre le mal, même si cela doit se faire dans les cris et les tortures « des douleurs de l’enfantement ». Sur notre vocation : si nous avons dans nos gênes cette grâce, cette capacité à être en Jésus plus fort que la mort, nous avons à participer à la lutte. Bien sûr, nous ne changerons pas à nous tout seuls la face de la terre ; mais nous savons aussi que si personne ne bouge, ou pire, si nous attendons que le voisin bouge le premier, alors jamais rien ne changera. Alors l’acte de foi de Marie, sa docilité à l’œuvre en elle de l’Esprit, alors la venue du propre Fils de Dieu en notre monde, tout cela aura été vain. Nous sommes le Peuple de Dieu et il est de notre devoir de travailler à l’événement d’un monde plus juste et fraternel.

III.- Marie, modèle de l’Eglise et parfaite image de l’Eglise à venir.

Parce que Marie est une femme de notre race, parce qu’elle fille de la promesse faite à Israël, elle est le modèle de l’Eglise, l’invitant à être elle-même une Mère pour ses enfants en les faisant naître à la vie nouvelle des enfants de Dieu. Elle nous enseigne en outre la docilité à l’action de l’Esprit en notre cœur. Elle se fait l’exemple le plus éminent du courage dans l’adversité, de la force de la foi, de l’obéissance confiante. Marie est pour chaque croyant un modèle. En ce jour, elle l’est encore davantage parce qu’elle précède son peuple dans la gloire du ciel. Elle vit déjà des fruits de la résurrection.
Comment ne pas nous réjouir de savoir l’une des nôtres là où nous sommes tous appelés ? Marie a fait, grâce à la victoire de son Fils sur la mort, la route qu’elle nous invite à emprunter à sa suite.

« Dieu éternel et tout-puissant, toi qui as fait monter jusqu’à la gloire du ciel, avec son âme et son corps, Marie, la Vierge immaculée, mère de ton Fils : fais que nous demeurions attentifs aux choses d’en haut pour obtenir de partager sa gloire. » (collecte)

AMEN.

Michel Steinmetz †

Homélie du 23ème dimanche du Temps ordinaire (C) - 5 septembre 2010

« C’est mon choix ! ». Qui d’entre nous n’a pas entendu parler, une fois au moins, de la soi-disante emblématique mais défunte émission de télévision ? « C’est mon choix ! », nous proposait de découvrir des anonymes ou des célébrités qui avaient fait un choix dans leur existence, choix souvent extravagant ou immoral, mais choix, parce qu’étant le leur, se trouvant de la sorte légitimisé.
« C’est mon choix ! », pourrions-nous dire aujourd’hui. « C’est mon choix que de suivre le Christ et de le préférer à tout ! ». « C’est votre choix, le choix que vous avez à faire ! », nous interpelle Jésus. Choix difficile, cornélien, incompréhensible, voire même scandaleux... Qui peut en effet comprendre les volontés du Seigneur ? « Les réflexions des mortels sont mesquines et nos pensées chancelantes ». Le Seigneur nous promet le bonheur et en même temps nous demande de renoncer à nos aspirations les plus naturelles, les plus légitimes, les plus vitales : l’amour des parents, d’un conjoint, d’un enfant, son amour-propre. Par le dépouillement de ce que nous avons et de ce que nous sommes, Il nous invite à aller au plus profond de nous mêmes, à aller jusqu’à faire don de notre vie pour qu’Il puisse vivre en nous.
Ainsi sommes-nous vivement interpellés par la radicalité demandée par Jésus, une radicalité qui va à l’encontre de nos sentiments habituels ; de même devant un tel choix, et pour le faire en vérité, il nous faut prendre du temps pour la réflexion ; enfin, il est nécessaire de bien saisir l’enjeu et la portée de cet engagement.

I.- Une radicalité qui va à l’encontre de nos aspirations communes.

A la foule nombreuse qui le suit, Jésus déclare : « Si quelqu’un vient à moi sans me préférer à son père, sa mère, ses enfants, ses frères et soeurs, et même sa propre vie, il ne peut pas être mon disciple ». Sûrement que la foule des disciples à suivre Jésus après ces paroles est moins nombreuse... L’auteur du Livre de la Sagesse identifie bien le problème : « Nous avons peine à nous représenter ce qui est sur terre, et nous trouvons avec effort ce qui est à portée de la main ». Alors, effectivement, il n’est pas étonnant que nous peinions quelque peu à comprendre les volontés du Seigneur.
L’auteur biblique poursuit par une note d’un optimisme foncier : ce n’est pas une vaine entreprise que de vouloir saisir les projets divins. Pour cela, Dieu lui-même nous envoie d’en haut son Esprit-Saint. Et d’un trait, nous passons, vous l’aurez remarqué, d’une ambition humaine à une attitude spirituelle. On ne comprend vraiment la volonté du Seigneur que dans l’accueil de l’Esprit, qui n’est rien d’autre que l’œuvre même de la prière ! Quand nous sommes assoiffés de reconnaissance, d’amour, de richesse, de jouissance, quand nous nous livrons à une course effrénée vers tous ces plaisirs, dans la prière, il nous est possible de discerner que nous faisons fausse route, que le Christ, pour notre bonheur, nous invite sur un autre chemin.

II.- Prendre du temps pour la réflexion.

Un avocat connu et médiatique a un jour déclaré « Mon ego-centrisme, ma quête de reconnaissance, je les confesse. Après tout, tant qu’à faire, si je n’y ai pas droit un jour au ciel, au moins j’en aurai un peu profité ici ». Nos aspirations sont très souvent liées à l’immédiateté : nous voulons tout et tout de suite. C’est vrai, on ne sait pas de quoi l’avenir va être fait, alors autant en profiter abondamment ici et maintenant !
Saint Luc lie à l’exigence de radicalité – tout quitter pour suivre le Christ et ne rien préférer à lui – deux paraboles : l’une étant celle de l’homme qui désire construire une tour, l’autre celle du roi qui part en guerre, nous l’entendions. Ces deux paraboles ayant ceci en commun qu’elles nous interpellent sur la réflexion indispensable avant tout projet que l’on désire mener à son terme. Qui d’entre nous n’a jamais pris le soin et le temps, avant une décision importante de sa vie (un mariage, une réorientation professionnelle…) ou avant de s’engager financièrement, de s’asseoir, de prendre le temps de réfléchir, d’être conseillé, de budgétiser… ?
C’est encore l’œuvre de la prière que de nous laisser le temps du discernement, que de nous ajuster à la volonté de Dieu.

III.- L’enjeu et la portée de cet engagement.

La radicalité évangélique nous déroute ; nous avons besoin de temps, de prière pour ajuster nos vues humaines à la logique de Dieu. Une fois, cependant, que nous avons saisi la portée de ce à quoi nous invite le Christ, alors nous pouvons nous engager joyeusement à sa suite. Car la vie avec le Christ suppose des choix. Elle exige de nous d’établir des priorités et de nous y tenir.
Toute existence suppose des choix : celui qui voudrait tout faire ou tout avoir se retrouverait vite inoccupé, inefficace et sans rien faire. Il n’est donc pas étonnant qu’il en aille de même dans la vie chrétienne. Le Christ nous prévient : les choix sont clairs. Il nous faut, pour le suivre, ne rien aimer plus que Lui (c’est l’autre traduction possible du verbe « préférer »). Il est de notre vie et le sens et la finalité. Nos relations aux autres, à nos biens matériels, à nous-même doivent passer par le spectre de la relation avec lui. Nous ne pouvons aimer en dehors de son Amour. Nous ne pouvons rien désirer qui s’oppose aux valeurs de l’Evangile.


L’exigence abrupte posée par Jésus peut nous effrayer : nous nous disons peut-être que nous ne sommes pas capables ou désireux d’aller jusque là, qu’une vie fondée sur la privation n’est pas de notre goût ? Il faut alors nous rappeler que tout choix suppose que l’on se prive de ce qu’on délaisse. Dans le mariage, on épouse un conjoint pour délaisser tous les autres. En choisissant telle profession, on abandonne les autres.
N’oublions pas que le chemin de la Croix débouche sur la lumière de Pâques. Alors nos choix faciles ou douloureux sont tous orientés dans la même direction : ils nous conduisent à la vraie vie. Quand il nous semble que nous nous dépouillons, ne nous rendons-nous pas disponibles aux richesses du Royaume ?

AMEN.

Michel Steinmetz †

Homélie du 21ème dimanche du Temps ordiniare (C) - 22 août 2010

« Seigneur, n’y aura-t-il que peu de gens à être sauvés ? ». Lc 12, 23

Cette question posée à Jésus nous rejoint d’une manière ou d’une autre. Seigneur, s’il n’y avait, en définitive, que peu de sauvés, pourrais-je à bon droit espérer d’en faire partie ? Et si mes chances étaient moindres, le jeu en vaudrait-il la chandelle de croire, de croire en toi ? Cela vaudrait-il le coup d’inscrire au cœur de mon existence la loi de l’Evangile ? Parfois c’est un dur et âpre chemin que celui de la vie évangélique, nous le savons bien : elle impose de choisir et donc de renoncer. Renoncer au mal, renoncer aux compromissions faciles, renoncer aux pulsions les plus bassement humaines.
Seigneur, n’y aura-t-il que peu de gens à être sauvés ? La réponse donnée par Jésus à son interlocuteur peut sembler paradoxale ; le prophète Isaïe, dans le passage que nous entendions, affirmait comme « parole du Seigneur » qu’Il vient « rassembler les hommes de toute nation et de toute langue » pour qu’ils voient sa gloire, et Jésus, quant à lui, évoque les pleurs et les grincements de dents qui accompagneront le temps de Jugement.

I.- Jésus et le Jugement à la fin des temps

Au chapitre douxième de l’évangile de Luc, Jésus est déjà tout tourné vers la fin de sa mission sur la terre des hommes et vers sa passion qui se profile comme en étant maintenant le terme logique. Ainsi appréhende-t-il avec une acuité toute particulière non seulement sa mort prochaine mais la fin véritable de sa mission du Père reçue, celle de la fin des temps. A la question qu’on lui pose sur le fait d’être sauvé ou pas, il répond en employant un exemple, comme il aime à le faire.
Il se garde bien de donner des détails, de décrire le jugement dernier, comme par ailleurs il se gardait d’en annoncer le moment précis, modalités diverses dont seul le Père connaît « et le jour et l’heure ». Jésus ne renseigne donc pas la curiosité, s’il le fallait, de son interlocuteur. Il enseigne. Car tel est bien son propos. « Dans sa marche vers Jérusalem, Jésus passait par des villes et des villages en enseignant ». Il aurait pu donner un chiffre, même approximatif à la manière des sondages, du nombre de sauvés. Il aurait pu dire qui sera sauvé et qui ne le sera pas. Il se contente d’enseigner et de rappeler que le salut de l’homme dépend de l’homme lui-même. Il ne veut qu’appeler ses auditeurs à faire effort pour accéder au Royaume.

II.- L’universalité du salut.

C’est bien un Juif qui s’adresse au Christ, et il est déterminant de s’en souvenir : « Seigneur, n’y aura-t-il que peu de gens à être sauvés ? ». Le fond de la question revient à savoir si, parce qu’ils sont juifs, tous les Juifs seront automatiquement sauvés de par leur appartenance au peuple élu au nom des promesses de l’ancienne Alliance, et encore de savoir si seul le Peuple élu peut seul prétendre au salut. La réponse de Jésus bouleverse les clichés de l’époque : il ne suffit pas de revendiquer une filiation pour être sauvé ; d’autres peuvent l’être aussi. Le salut suppose une vie juste et honnête, une vie résolument tournée vers Dieu, une vie humble et baignée d’un désir d’avancer.
L’auteur de la Lettre aux Hébreux rappelait que Dieu corrige ceux qu’il aime, non pas avec le désir d’infliger une bonne leçon, mais bien avec l’amour d’un père qui, en pédagogue, désire avec amour faire progresser son enfant. Dès lors, le salut n’est plus une question qui se pose à la fin d’une vie ou à la fin des temps ; il est une donnée quotidienne. Il se déploie jour après jour. Bien sûr, recevoir une leçon rend triste, mais « quand on s’est repris grâce à la leçon, plus tard, on trouve la paix et l’on devient juste ». Ces leçons de la vie, nous en faisons tous l’expérience : pour les uns ce sera la maladie ou les épreuves de l’âge, pour d’autres des problèmes familiaux, conjugaux ou professionnels, voire des moments de doute, de sentiment d’abandon dans la vie de foi. Celui qui traverse ces évènements dans la confiance et dans la fidélité en sort transformé par la grâce de Dieu. Il est déjà un peu sauvé car il a vécu en sa chair le mystère de mort, mort à lui-même, et donc de résurrection.

III.- Notre propre salut.

Nous ne sommes pas juifs, nous ne sommes pas au temps de Jésus, nous ne sentons pas forcément inquiétés aujourd’hui par la perspective de la fin des temps : ces paroles du Christ nous concernent-elles alors ? Oui, chers amis. A n’en pas douter. En rappelant que le salut ne se limite pas à l’appartenance au peuple élu, nous sommes réconfortés. Nous pouvons espérer le salut pour nous-même et ceux que nous aimons. En rappelant que ce salut est l’affaire de chaque jour, nous comprenons qu’il n’est pas trop tard. Nous pouvons aujourd’hui encore nous convertir, « retourner » notre vie pour suivre le Christ. Il nous est toujours possible de passer par la « porte étroite ». Car, « il y a des derniers qui seront premiers, et des premiers qui seront derniers ».
Par contre, n’espérons pas nous tenir un jour à la porte en revendiquant : « Seigneur, ouvre-nous. Nous avons mangé et bu en ta présence, et tu as enseigné sur nos places », ou en d’autre termes : « Nous t’avons connu, nous sommes baptisés, nous avons été à la messe… Tu nous dois bien cela ». Cet automatisme-là ne fonctionnera pas. Il s’agit non seulement de connaître Jésus, mais encore de le reconnaître comme Christ et Seigneur de nos vies. Pour ceux qui font le mal, c’est-à-dire, pour ceux qui en conscience, en toute liberté, et délibérément refusent la grâce, la porte sera fermée, ou plutôt ils se fermeront à eux-mêmes la porte.

Le salut est donc une double responsabilité qui nous est confiée : responsabilité envers nous-même et responsabilité envers les autres. Isaïe évoquait les messagers qui seront chargés d’annoncer la gloire de Dieu à toutes les nations, de ramener au Seigneur les frères égarés pour qu’aucun ne trouve porte close. La Lettre aux Hébreux en des termes différents nous invitaient à « redonner de la vigueur aux mains défaillantes et aux genoux qui fléchissent, à niveler la piste pour y marcher ». A l’heure où le concept de solidarité est si facilement récupéré et exploité, puissions-nous, en chrétiens, devenir solidaires les uns des autres et devenir solidaires de notre salut à tous à et à chacun.

AMEN.

Michel Steinmetz †

Homélie du 18ème dimanche du Temps ordinaire (C) - 1er août 2010

Il était fier, cet homme de la parabole, légitimement fier ! Il avait travaillé, sa terre avait produit. Il entasserait son blé, il aurait des réserves pour de nombreuses années. Il pourrait se reposer, jouir de l’existence.
Jésus nous parle ainsi d’un riche fermier, tirant de ses biens fonciers un profit croissant. Habile homme d’affaires, il calcule ses revenus et décide de construire de nouveaux entrepôts. Il réinvestit ses bénéfices, au lieu de les partager avec ses ouvriers.
Jésus met donc le doigt sur l’instinct de propriété qui se cache derrière ce type d’entreprise, par ailleurs si naturelle : stocker pour se protéger des coups du sort, s’assurer contre les risques et les concurrents.
Aujourd’hui comme autrefois, il y a tant hommes parmi nous qui sont fiers eux aussi d’avoir réussi à la force du poignet. Ils ont acquis une situation stable. Leur avenir est assuré.

I.- S’assurer une situation

Parmi eux, il n’y a pas seulement des hommes et des femmes plus âgés qui ont acquis une bonne retraite, qui se sont assurés de gros revenus. Il y a tous ces hommes et ces femmes qui s’efforcent d’exceller dans leur profession, qui luttent sans cesse pour gagner plus, pour remporter des marchés, qui sont des « battants » dans notre société compétitive. Il y a aussi tous ces jeunes qui espèrent réussir mieux encore dans cette course au profit et à l’argent. S’il est vrai que l’argent ne fait pas le bonheur, du moins il y contribue considérablement. En tous cas aujourd’hui il est indispensable pour pouvoir consommer davantage.
Il y a aussi parmi nous tant d’hommes et de femmes qui ont lutté et luttent encore pour être et demeurer de bons chrétiens, pour rester fidèles, pour obéir aux lois et aux commandements de l’Eglise. Ils ont bien du mérite.
Mais voilà ! Jésus réagit autrement : « gardez-vous, dit-il, de toute âpreté au gain, car la vie d’un homme fut-il dans l’abondance ne dépend pas de ses richesses. »

II.- Avoir plus

En effet, ce qui intéresse le riche propriétaire de la parabole, c’est simplement avoir, entasser, engranger. De même, ce qui intéresse les hommes et les femmes d’aujourd’hui qui réussissent, c’est non seulement de gagner, d’amasser pour assurer l’avenir, mais surtout d’avoir toujours plus. Il n’y a que les premiers millions qui coûtent. Il suffit de les placer à la banque, ils font des petits. Dans le monde nous passons souvent notre temps à thésauriser. Bon nombre de discours nous incitent d’ailleurs à développer le « chacun pour soi» et le « chacun chez soi ».
Et ce qui intéresse ceux qui ont obéi aux lois et aux commandements, c’est ce qu’ils ont acquis : nombreux mérites et vertus.
Tous ces gens ne sont plus eux-mêmes ; ils ne sont plus que ce qu’ils ont : un grenier bien rempli, une bonne situation ou un bon compte en banque, une conscience en paix ! C’est ainsi que Dieu leur dit : « Insensés ! » « Vous êtes fous : cette nuit même on vous redemande votre vie et ce que vous aurez mis de côté qui l’aura ? »
Ainsi, aux yeux de Dieu, ce n’est pas ce qu’il possède, même s’il en est fier, qui donne du prix à l’homme. Car tout cela est périssable. L’évangile oriente notre regard non vers une richesse matérielle de plaisirs éphémères, mais vers une richesse de l’être. Ce qui donne du prix aux yeux de Dieu, c’est ce que l’homme est.

III.- Finalement, être et non avoir.

L’être est bien plus important que l’avoir. Le riche propriétaire de l’évangile qui ne pense qu’à son grenier, est-il encore capable de voir autour de lui tous ceux-là qui ont faim ? Tous ceux qui sont malheureux et qui manquent de tout ? Et celui qui a réussi, comment regarde-t-il ceux qui ont échoué ? Sont-ils seulement à ses yeux des malchanceux, des minables ou des paresseux ? Le chrétien vertueux, quel regard porte-t-il sur ceux que l’on dit pécheurs ? Et cependant, nous dit Dieu, ce qui compte pour moi c’est l’homme. C’est lui qui a du prix et est impérissable.
Comment donc être riche aux yeux de Dieu ? Bien sûr en partageant. Nous croyons que nous nous enrichissons en amassant, en amusant avec les pièges tendus aux consommateurs que nous sommes et, tout en gardant bonne conscience, nous nous trompons d’itinéraire.
Le bonheur de l’homme, pour Dieu, passe nécessairement par le bonheur de l’autre ! Ne se sentons pas plus heureux quand on peut partager avec quelqu’un une joie personnelle ? Ces moments de partage et de rencontre resteront souvent inoubliables tandis que les plaisirs égocentriques disparaissent comme de la fumée. Nous pouvons donc comprendre très concrètement ce que signifie s’enrichir en partageant.

Si l’on ne cesse de nous dire depuis des mois que nous traversons une crise, la pire crise financière et économique de notre monde capitaliste, ou bien que nous en sortons pour les plus optimistes, chrétiens, nous osons nous laisser interpeller par des valeurs peut-être trop vite oubliées. Il y aurait donc une manière salutaire, pas forcément aisée mais heureuse, de traverser cette crise. Il y aurait là un moyen de nous recentrer sur l’essentiel. Essayons de casser l’isolement dans lequel la vie moderne nous enferme souvent, pour recréer le tissu communautaire et faire renaître le partage qui grandit l’homme et le rapproche de Dieu !

AMEN.

Michel Steinmetz †