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mercredi 31 octobre 2012

Homélie de la messe en suffrage de Tous les fidèles défunts - 2 novembre 2012

Introduction

Hier, l’Église nous a invités à contempler l’immense Joie de ceux dont les yeux se sont ouverts : ils ont été illuminés par la Face rayonnante du Père qui les a accueillis les bras ouverts. Nous avons aussi été invités à nous réjouir pour nous : s’il nous a été donné de prendre conscience de Son Amour et d’y répondre quelque peu, avec Jésus le Christ, l’amitié du Père est déjà la grande réalité qui illumine notre vie. Aujourd’hui, c’est l’autre face, plus sombre, celle du départ de nos proches, un jour, du nôtre que nous avons à méditer.

Dieu ne nous sauve pas individuellement, mais unis les uns aux autres : c’est la Communion des Saints. C’est le sens de notre assemblée liturgique en ce jour : si nous nous portons mutuellement dans la Prière, si nous nous unissons de toute notre ardeur au Seigneur Jésus qui nous a aimés jusqu’à partager notre mort, nous obtenons pour les nôtres l’immense joie ! Ils seront si heureux de la partager un jour avec nous. Que le Seigneur nous donne, comme ils l’ont fait, par la foi et l’eucharistie, de vraiment manger sa chair. Alors, ensemble, au dernier jour, Il nous ressuscitera et nous fera entrer dans l’immense jubilation : nous nous réjouirons, il nous aura sauvés !


Homélie

Nous sommes mortels ; la mort est la fin inéluctable de toute vie ? Si la mort est inéluctable, il faut donc prendre position par rapport à elle. La mort, parce qu’elle pose une fin absolue à notre désir de vie, de relations épanouissantes, de bonheur, nous oblige à nous reposer la question de notre relation à elle. Car, devoir mourir est un des problèmes fondamentaux de l’existence : comment dois-je vivre en sachant que je dois mourir ?

Or, le silence des morts pèse sur les vivants. La mort est une réalité, une des plus assurées pourtant, dont nous n’aimons guère parler. Sentiments confus de gêne, de peur ou d’incertitudes quant à notre sort après la mort nous font préférer taire la mort. Cette angoisse devant la mort est elle-même un mystère : s’il est vrai que tous les êtres vivants sont des « mortels », que la mortalité fait partie intégrante du processus naturel, nous ne devrions éprouver en face d’elle aucune angoisse. La mort est le terme biologique de toute vie. Un point c’est tout. Mais alors, pourquoi s’angoisser devant cette réalité toute naturelle ? N’est-ce pas plutôt que nous éprouvons, secrètement, que nous ne sommes pas faits pour la mort ? N’y aurait-il pas en nous un désir de sens et de plénitude qui ne peut être comblé par une fin aussi irrévocable que la mort ?

Un philosophe français, Gabriel Marcel, a magnifiquement exprimé ce désir, lorsqu’il écrivait : « Aimer un être, c’est lui dire : toi, tu ne mourras pas ». Bien sûr, ce mot, « tu ne mourras pas », les faits le démentiront puisque chacun doit mourir. De ce point de vue, il s’agit peut-être de se faire consciemment illusion à soi-même. Mais de l’autre côté, il est vrai que celui qui aime a le droit et le devoir d’espérer que la fidélité de son amour est plus grande que les faits, plus forte que mort. Ce « tu ne mourras pas » - et avec lui l’amour qui parle ainsi - n’est certes pas possible si la finitude et la mort ont le dernier mot. Mais n’est-il pas davantage vrai quelque part que l’homme aimé n’est pas totalement mort quand la mort l’a saisi puisque c’est au nom de cette même fidélité que chacun de nous se souvient plus fortement en ces jours d’un mari ou d’une épouse, d’un enfant, d’un membre de sa famille ou d’un ami, tous disparus à nos yeux, mais bien vivants dans notre cœur ? Oui, aimer un être, c’est lui dire : toi, tu ne mourras pas.

Si une telle affirmation n’est pas absurde ou impossible, n’est-ce pas parce que quelqu’un de plus grand que notre cœur ou notre esprit, quelqu’un plus grand que la mort, nous adresse en son Fils ces mots : « Je t’aime, toi, tu ne mourras » ? Tel est bien le sens de ce que nous avons entendu dans l’évangile : « La volonté de mon Père est que tout homme obtienne la vie éternelle ».

Ce désir de ne pas voir mourir l’être aimé, tout simplement parce que nous l’aimons et que la mort ne peut pas être le dernier mot à la fidélité, Dieu notre Père nous en garantit la vérité et la puissance de vie. Oui, quand nous aimons, il y a une force de vie qui transfigure la mort. « Moi, je le ressusciterai au dernier jour », dit Jésus. Ce n’est pas une illusion ou une vaine promesse. Cette Parole a toute la force de l’amour : « aimer un être, c’est lui dire : toi, tu ne mourras pas ».

AMEN.

Michel STEINMETZ †

Homélie des vêpres de la Toussaint - 1er novembre 2012

Célébrer la Toussaint, qu’est-ce que cela signifie au juste ? Fêter tous les saints de l’Histoire passée, officiellement canonisés ? Certes, cela peut s’entendre dans ce sens-là et l’article du Symbole des Apôtres fait bien mention de la communion des saints, à savoir ceux et celles qui sont parvenus à la gloire du Ciel et goûtent déjà aux joies de la Résurrection.

En même temps, parler de la sainteté nous oriente vers le futur, le Paradis à venir et aussi le présent immédiat : en effet, par la grâce du baptême et le don de l’Esprit saint, nous sommes déjà saints et appelés à le devenir de plus en plus par une transformation de tout notre être. Mais alors, que veut dire le mot « saint » ? Ce mot désigne l’attribut principal de Dieu qui seul est « saint » ; à l’origine – étymologiquement - ce qui sépare du profane et par extension, ce qui distingue le Créateur du créé, des créatures. Cette différence initiale est destinée à être comblée puisque l’envoi du Fils, unique Médiateur, vrai homme et vrai Dieu, vient établir un lien, un pont permanent entre Dieu et l’humanité. St Athanase l’exprime avec force dans cette formule : « Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu ». Oui, il s’agit bien de devenir Dieu, non pas de se mettre à sa place – c’est le péché de l’origine – mais de consentir à participer de sa vie, de ce qu’il nous donne en partage.

Pour moi, par ailleurs, sans forcer le jeu de mots, la sainteté a quelque chose à voir avec la santé, le « saint » avec le « sain ». Devenir saint, c’est ainsi retrouver la santé des origines, celle du premier chapitre de la Genèse : « Et Dieu vit que cela était bon ». Toute la Création réalisée avec amour est bonne comme on le dit de bons fruits après qu’on eut bien semé et bien récolté. La question peut rebondir : « quels sont » en fait les indices de bonne santé ? », au plan humain comme au plan divin, au matériel comme au spirituel ? Je serai tenté de répondre : quand on est à sa juste place, tout simplement. Or Dieu lui-même est simple. Aujourd’hui, et en cette Année de la Foi, voulue par le Saint-Père, nous devrions revenir à l’essentielle simplicité de notre foi chrétienne. L’opération ne viserait pas à élaguer tout ce qu’il est possible d’élaguer pour ne plus garder que le plus petit dénominateur commun. Comme s’il fallait trouver le minimum syndical que, tous, nous serions prêts à croire. Une foi minimaliste et sans trop de contraintes. Il s’agirait plutôt de comprendre notre foi comme une foi riche mais simple. Je trouve qu’aujourd’hui, nous chrétiens, nous avons du mal à rendre compte de notre foi de cette manière. Si l’on nous demandait aux uns et aux autres à expliquer ce que c’est que d’être chrétiens, je n’ose pas imaginer la manière dont beaucoup sans doute s’embourberait. Dieu est saint, et il nous invite à le devenir. Ce serait une manière parmi d’autres de le dire.

Enfin, et ce n’est pas le moindre aspect, la sainteté qui est une forme de santé spirituelle va de pair avec le salut, autrement dit l’action du Sauveur : c’est le nom propre de Jésus, qui signifie « Dieu sauve ». Oui, Il est venu nous guérir, restaurer notre santé et nous communiquer sa sainteté ; Il est venu comme un Libérateur nous arracher à l’esclavage du mal, du péché et de la mort, pour nous mener au Royaume, à la maison du Père, au cœur de la Trinité sainte, en bref dans son Temple saint. Autrement dit, accueillir l’appel à devenir Saint en vivant concrètement les béatitudes au quotidien, c’est retrouver la santé de l’âme et du corps, la "pêche", le tonus spirituel, l’en-thou-siasme (la joie d’être en Dieu).

Alors, pas une minute à perdre : avec l’Esprit saint, nous avons les moyens de notre désir : Tous-saints, tout de suite.

Michel STEINMETZ †

Homélie de la solennité de Tous les Saints - 1er novembre 2012

Lorsque la météo annonce un temps de Toussaint, c’est de mauvais augure ! Il n’y aura pas d’été indien, mais un temps automnal de pluie, de grisaille et déjà de froid, comme nous le connaissons depuis quelques jours. Bref, un temps lugubre et triste, où l’on s’enfonce irrémédiablement dans l’hiver glacial. Temps paradoxal pourtant, car la Toussaint loin d’être la fête des tristes mines et de la déprime, est précisément la fête des saints et des Béatitudes ! Une fête lumineuse où le mot « heureux » conjugué au présent scande chaque exclamation de l’Évangile. Une fête où la lumière radieuse se lève sur la face des saints comme l’annonce saint Jean dans l’Apocalypse où il voit « un ange se lever du côté où le soleil se lève ». La remarque n’est pas anodine : il s’agit du soleil levant et non du soleil couchant. La Toussaint nous tourne vers la Lumière et non vers la nuit. La Toussaint nous plonge vers l’avenir et non vers ce qui a déjà été accompli. La Toussaint n’est pas la commémoration des saints d’hier, mais la fête des saints d’aujourd’hui ! La Toussaint, c’est notre fête ! C’est la fête des chrétiens de maintenant. Lorsque Saint Paul écrivait aux Corinthiens ou aux Romains, il s’adressait « aux saints de Corinthe et de Rome ». Dans ses épîtres, il écrit à ceux qui sont invités à la sainteté, à ceux qui sont saints par vocation.

Mais si nous sommes appelés à la sainteté, sommes-nous réellement des saints ? Certains pensent que la sainteté est impossible dans notre monde : pour être saint, il faudrait vivre hors du monde, en ermite. Car le monde nous façonne à sa mesure et voile notre cœur malgré nous. Il le remplit de désirs et d’envies chaotiques, il le rend impatient et fébrile. Comment alors être saint ?
D’autres, lors de leur examen de conscience ont l’honnêteté de reconnaître qu’ils ne ressemblent en rien à une mère Térésa, toute donnée à la mission de la charité, à une Thérèse de Lisieux, brûlant d’amour jusqu’à demander le martyr, ou encore à un Saint Martin de Porès que l’on fêtera dans les jours à venir et dont le pape Jean XXIII disait au moment de sa béatification que « son humilité était d’aimer ses frères plus qu’il ne s’aimait lui-même ». Non, nous ne sommes rien de tout cela.

Pourtant, j’aimerais vous dire :

1. d’abord que dans la Bible le seul vrai saint, c’est Dieu. Il est le Saint des saints. Et Dieu a fait irruption dans le monde des hommes, il est entré dans la vie d’un Peuple, il s’est manifesté et a dévoilé son visage de lumière. Bref, Dieu ne reste pas à l’écart du monde. Au contraire, il entre dans la vie des hommes. De même, le Peuple qu’il s’est choisi, il ne l’a pas placé sur une île déserte. Il ne l’a pas isolé des nations, et pourtant, il en a fait une « nation sainte ». De même, le Christ ne demande pas à ses disciples de se réfugier sur le sommet d’une montagne ou dans un ermitage, mais de rester dans le monde, et de baptiser, et d’enseigner l’Évangile. Et quoi qu’il en soit de la force du monde, de son empreinte, de son emprise, le chrétien n’est jamais réduit au monde. Si nous sommes saints, c’est en raison de notre réponse à aller vers Lui, le Saint des saints. Si nous sommes saints, c’est en raison de ce chemin vers Dieu que nous empruntons, sans nous arrêter au bord de la route, sans nous retourner en arrière, sans renoncer à Lui... Certes, nous cheminons avec nos mauvaises habitudes, nous venons vers Dieu avec nos péchés, plus ou moins lourds, plus ou moins graves, mais nous avançons vers Dieu coûte que coûte : le saint est un pécheur qui ne se décourage pas, le saint est un pécheur qui ne renonce pas à la sainteté. Il fait confiance à Dieu car il se sait aimer de Lui. Le saint est un pécheur qui se sait pardonné et qui implore et supplie Miséricorde pour lui et pour ses frères. Voilà pourquoi aujourd’hui, c’est notre fête.

2. Ma deuxième remarque porte sur nos œuvres, nos désirs, notre charité envers Dieu et le prochain. Revenons au Seigneur. Seul Dieu est le Saint des Saints, disais-je. Sa sainteté est donc unique. Il n’y a pas de sainteté équivalente à celle de Dieu. Et bien, il en va de même de notre sainteté. Il n’y a pas un seul saint qui a son pareil. Prenons l’exemple des trois Thérèse : elles n’ont absolument rien de commun. Entre Thérèsa d’Avilla, la Madre espagnole qui réforme l’ordre des carmes et qui fonde des couvents dans toute l’Espagne, entre la petite Thérèse de Lisieux qui s’offre en holocauste à l’amour miséricordieux où devant son impuissance à être sainte, elle demande à Dieu d’être lui-même sa sainteté, ou encore entre Mère Teresa qui se consacre à Dieu dans la prière et dans une activité débordante envers le prochain, que de différences ! Et pourtant, toutes les trois sont saintes !

Il en est de même pour nous. De la même manière que Dieu est unique, chaque homme, chaque femme est unique. De la même manière que la sainteté de Dieu est unique, la sainteté de chacun d’entre nous est unique. Les saints sont des modèles, et de beaux modèles, mais le phare et la source de la sainteté, ce n’est pas le saint, c’est Dieu. Le seul point commun qui les rassemble tous, c’est l’amour de Dieu et l’amour pour Dieu. Tous les saints aiment Dieu et c’est cet amour qui leur donne le courage d’aller vers Lui, et d’aimer le prochain jusqu’à donner leur vie pour lui. L’amour de Dieu est le fondement de la sainteté. Il n’y a rien d’exceptionnel à accomplir. Il n’y a rien de sensationnel à vivre pour être saint. Il suffit d’aimer et de rendre gloire au Christ qui est le Visage de l’amour de Dieu accompli dans l’amour du prochain.

Alors, à quoi ressemble-t-elle cette foule immense des témoins qui court vers Dieu en ce jour de Toussaint ? Je la vois emprunter de grands boulevards ou des rues étroites. Je la vois bondir comme le lièvre ou avancer à pas de tortue. Pour tout cela, Christ, saint de Dieu, gloire à Toi !

AMEN.

Michel STEINMETZ †

samedi 27 octobre 2012

Homélie du 30ème dimanche du Temps ordinaire (B) - 28 octobre 2012

« Jésus, Fils de David, aie pitié de moi ! ». L’aveugle de Jéricho, criant vers le Seigneur sans même le voir avec les yeux du corps, est en effet un des personnages les plus émouvants et les plus évocateurs de l’Evangile.
C’est avec lui que je vous convie aujourd’hui à nous laisser toucher par la joyeuse Nouvelle de l’Evangile. Je vous invite à reprendre ce passage de saint Marc en nous arrêtant à trois moments qui sont particulièrement significatifs de la leçon qui nous est donnée.
Premier temps, tout d’abord : la demande de Bartimée. Deuxième temps : la réponse de Jésus, par laquelle le Christ non seulement guérit de la cécité physique mais encore se révèle comme la réalisation de l’espérance du peuple messianique. Troisième et dernier temps, enfin : la conséquence de tout cela, joie de la foi et jubilation devant le salut effectivement vécu.

I.- Premier temps : la demande de Bartimée.

L’aveugle ne connaît pas Jésus. Il ne l’a probablement jamais rencontré ; sa seule connaissance se limite à ce qu’on dit de lui, à sa réputation grandissante. Faut-il rappeler que cette rencontre intervient sur le chemin vers Jérusalem, là où Jésus sera triomphalement accueilli avant de souffrir sa Passion ? Marc prend le soin de préciser que Bartimée était un mendiant. Il serait d’ailleurs parfaitement autorisé de traduire ici : « Bartimée, le fils de Timée, assis au bord de la route, en train de mendier ». L’attitude de cet homme rejoint sa disposition intérieure : ainsi, lance-t-il vers Jésus une vibrante prière, la prière du pauvre, du pécheur, de celui qui sait qu’il ne peut rien et qui attend tout de Jésus. « Jésus, fils de David, aie pitié de moi ! ».
La foule veut faire taire l’aveugle, comme si son handicap visuel ne suffisait pas, comme s’il fallait, en plus, lui retirer sa faculté de parole. Lui, au contraire, crie de plus belle. Il n’a rien à perdre. Il est l’exemple même du priant mettant en œuvre ces qualités: demander sans relâche, crier avec énergie et persévérance dans l’attente impatiente d’une réponse, prier enfin sans se laisser dérouter par les manœuvres de la foule ou les distractions de tous ordres.
Voilà le premier moment, celui de la demande.

II.- Deuxième moment : la réponse de Jésus

Remarquons bien que la réponse de Jésus à Bartimée est d’abord un appel. « Appelez-le », dit Jésus. Ceux-là mêmes qui interpellaient l’aveugle pour le faire taire, ou du moins certains parmi eux, l’exhorte alors à la confiance. « Confiance, lève-toi : il t’appelle ». Quand Jésus appelle, il relève ; d’assis au bord de la route pour mendier, Bartimée se met debout pour aller vers le Seigneur. Poursuivons. L’aveugle jette son manteau, il se dessaisit de ce qui pourrait l’entraver, et symboliquement il se dessaisit de l’habit du mendiant car il sait au fond de lui que, déjà, il a été exaucé. Il bondit alors et court vers Jésus, lui le non-voyant !
Jésus, marchant vers Jérusalem, réalise la prophétie de Jérémie ; le passage que nous entendions du prophète annonce le retour à Jérusalem du peuple élu après la déportation, il relate plus exactement encore l’arrivée à Sion du Seigneur avec son peuple. Jésus, lui, se prépare à entrer dans Jérusalem avec ses disciples. Jérémie précise que, dans ce cortège, se trouvent des aveugles : « je les dirige par un chemin où ils ne trébucheront pas ! », dit le Seigneur. Jésus pose le geste de la délivrance. Bartimée, l’aveugle guéri, suivra la troupe dans sa montée vers la Ville sainte. On ne comprend alors, et que mieux encore, l’exclamation de Bartimée, toute empreinte de messianisme : « Fils de David, aie pitié de moi ! ». Le Christ, en le guérissant, se révèle comme l’espérance du peuple, comme la concrétisation des promesses divines.
Jésus, seulement après avoir fait appeler et venir à lui Bartimée, lui demande ce qu’il désire. Alors, ne posant aucun geste et sans aucune parole de guérison, il lui dit que sa foi l’a sauvé. C’est parce que Bartimée a cru, qu’il a vu avec les yeux de la foi, qu’il lui est donné de voir maintenant avec les yeux du corps. « Quand le Seigneur ramena les captifs, nous étions comme en rêve ! Alors notre bouche était pleine de rires, nous poussions des cris de joie ! », priions-nous avec le psalmiste. Oui, frères et sœurs, le rêve du croyant Bartimée est réalisé et le convoque à la joie !

III.- Troisième moment : la conséquence de la foi

La conséquence de la foi est la joie du salut. Avant même que Jésus ne prononce les paroles qui lui ont rendu la vue, Bartimée bondit de joie à la seule idée d’être appelé par Jésus. Il se sent reconnu et déjà aimé, lui que l’on voulait faire taire. Cette jubilation, cette joie, cette action de grâce sont le signe de la présence du Sauveur au sein de son peuple. En montant vers Jérusalem, annonce Jérémie, le peuple libéré de la servitude avancera avec son Seigneur et cette présence se traduira en louanges et en acclamations. « Poussez des cris de joie… faites résonner vos louanges et criez tous : Seigneur, sauve ton peuple, le reste d’Israël ! ». Voici que se réalise, en Jésus, la promesse de l’Ancienne Alliance. Celui qui semait dans les larmes s’en vient maintenant dans la joie en rapportant le salaire de sa semence.
Se laisser saisir par le Christ, consentir à le rencontrer, accepter de nous laisser remettre debout pour le suivre, tout cela provoque de la joie par-delà l’aridité de notre prière souvent trop impatiente.

C’est bien ainsi que la prière fervente et insistante, avec une foi à bousculer tous les empêcheurs de croire, alliée à la miséricorde de Jésus, nous ouvrent à la vision bienheureuse, celle qui est réservée aux cœurs purs. Ce Bartimée est de cette race-là. Ayons, aujourd’hui l’audace de demander cette grâce pour nous-mêmes.
« Jésus, Fils de David, aie pitié de moi ! ».

AMEN.

Michel STEINMETZ †



vendredi 19 octobre 2012

Homélie du 29ème dimanche du temps ordinaire (B) - 21 octobre 2012

Homélie prononcée en la cathédrale Note-Dame de Strasbourg, à l'occasion des 130 ans de l'Union Sainte-Cécile

« Suivant le dire d’un ancien, il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger. – Ah ! Que cela est bien dit ! Approche, que je t’embrasse pour ce mot. Voilà la plus belle sentence que j’aie entendue de ma vie. Il faut vivre pour manger, et non pas manger pour vivre. Non, ce n’est pas cela. Comment est-ce que tu dis? – Qu’il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger. ».
Molière, L’Avare, Acte III, scène 1.

Je ne sais si Molière avait les paroles de l’évangile en mémoire en écrivant ce dialogue mythique entre Valère et Harpagon, mais ne serions-nous pas tentés, dans notre monde actuel, de renverser la formule évangélique et d’affirmer pour notre compte : venu pour être servi et non pour servir ?
Or le Christ nous enseigne et nous impose l’inverse : « venu pour servir et non pour être servi ». A l’heure de la quête effrénée du plaisir, du bon temps, des loisirs, le service gratuit et désintéressé ne semble plus faire recette. La crise que connaît le monde associatif, le tissu familial et jusqu’à nos communautés chrétiennes en ait bien l’indicateur. Que de mal avez-vous à trouver des bénévoles qui acceptent encore de donner de leur temps pour une cause ! N’exagérons rien, cependant, il est vrai : il y en a de ces gens et peut-être même en faites-vous partie !

I.- Etre servi ou la demande toute légitime des apôtres Jacques et Jean.

Imaginons la scène. Jacques et Jean, les fils de Zébédée, sont des braves gens. Ils ont trouvé leur maître. Celui-ci parle d’un Royaume qui se met en place. Ils préparent leur avenir. C’est naturel. Jésus, lui, a annoncé à ses disciples, et pour la troisième fois, sa Passion et sa Résurrection maintenant toute proche. Plus les jours passent, plus il sait comment va s’écrire l’histoire. Ses disciples ne comprennent toujours pas. Ils sentent bien que quelque chose se prépare : « ils étaient effrayés et avaient peur », nous rapporte saint Marc. C’est dans cette imminence, dans cette urgence, que Jacques et Jean se décident à interpeller Jésus : « Maître, nous voudrions que tu exauces notre demande ». Et quelle est-elle cette demande : plus qu’un portefeuille ministériel au prochain remaniement, siéger à la droite et à la gauche de Jésus dans son Royaume !
Quoi de plus légitime, de plus normal, de plus compréhensible que de préparer son avenir, et qui plus est lorsque les temps sont troubles, incertains ? N’avons-nous pas connu pareille tentation ? Faire jouer du piston, comme on dit, pour arriver à tel ou tel poste, pour avoir, enfin, un avenir assuré et tranquille, pour avoir, peut-être même, le pouvoir et être servi ? Ne jetons pas trop vite la pierre à Jacques et Jean ! Leur demande est légitime. N’en n’aurions-nous pas fait autant ?

II.- Servir ou le courage de la persévérance.

« Vous ne savez pas ce que vous demandez ! ». Voilà la réponse de Jésus. Il recadre les choses. Siéger à la droite et à la gauche du Fils de l’Homme, ce n’est pas rien ! Le Christ rappelle, si besoin était, que d’accorder cela ne lui revient pas mais relève de l’initiative du Père. Lui-même se reçoit du Père et reçoit de lui son pouvoir.
Boire à la coupe que Jésus s’apprête à boire, recevoir le baptême dans lequel il va être plongé, voilà les conditions sine qua non pour accéder au Royaume. La coupe est souvent, dans l’Ancien Testament, un symbole de la souffrance ; à cette image, Marc ajoute celle du baptême, qui désigne la mort à soi-même pour la renaissance en Dieu. Jésus, en effet, ne vient-il pas d’annoncer pour la troisième fois, sa Passion, alors même que, déterminé, il fait route vers Jérusalem ?
Jacques et Jean réponde à l’interrogation de leur maître de manière on ne peut plus claire : « Nous le pouvons ». Et ils le pourront, en effet : leur vie de foi toute entière vouée à l’annonce de l’Evangile et couronnée par la gloire du martyre n’en est-elle pas l’expression parfaite ? Ils ont persévéré, ils ont tenu fermes. « A cause de ses souffrances [ ou, comme nous le suggère un autre traduction : ayant payé de sa personne], le Serviteur verra la lumière, il sera comblé », nous dit le prophète Isaïe.

III.- Servir nos frères et suivre le Christ ou l’espérance de la gloire.

Isaïe parle de « payer de sa personne ». Peut-être est-il bon de nous rappeler de temps à autre que venir en aide à nos frères, se faire le serviteur de tous demande toujours un effort. Le Christ nous invite, pour le rencontrer, à nous faire solidaires les uns des autres. Il nous exhorte, comme il le faisait pour Jacques et Jean, à boire avec lui la coupe du salut, c’est-à-dire non à courir au devant des souffrances ou de faire de notre volonté de service l’étendard de notre vanité, mais à persévérer dans la foi.
Alors nous comprendrons, au travers, parfois, d’âpres moments de combat et de purification intérieure, que c’est celui qui persévèrera jusqu’à la fin qui sera sauvé. Il y a de plus de joie et de bonheur à donner sa vie pour les autres que de rester renfermer sur sa petite personne. Servir ses frères au nom de sa foi en un Dieu fait homme : voilà qui peut donner du sens à une vie !
Nous ne serons sans doute pas dans la tonalité exacte à laquelle nous convie sans cesse la société, du moins telle que les médias ne cessent de nous la présenter avec son cortège de valeurs futiles et passagères, mais nous vivrons de la joie et de la paix du Christ, des valeurs sûres qui, elles, ne passent pas. Cette gloire-là vaut pour l’éternité !

« Pouvez-vous boire au calice où je vais boire ? » C’est-à-dire : êtes-vous prêts à donner votre vie pour vos frères par-delà toute souffrance ? Voici la question que nous retiendrons avec cette consigne : en attendant la gloire, mettez-vous au service de vos frères ! Voilà la seule manière d’imiter le Christ et de lui ressembler, la seule manière de ne pas se tromper quoi qu’il advienne !

AMEN.

Michel STEINMETZ †

dimanche 14 octobre 2012

Homélie du 28ème dimanche du Temps ordinaire (B) - 14 octobre 2012

Trancher dans le vif… Cette expression et l’image qu’elle véhicule ne sont, à vrai dire, guère encourageantes. C’est pourtant de la même manière que la Lettre aux Hébreux nous présente la Parole de Dieu, « énergique et plus coupante qu’une épée à deux tranchants ». Et n’est-ce pas ce qu’opère la parole de Jésus dans la vie du jeune homme riche de l’évangile ? Il vient tout heureux de pouvoir présenter à Jésus la somme de ses efforts, le résultat d’une vie honnête et juste. Et voilà que le « bon Maître » lui en demande plus encore. Là « il devint sombre et s’en alla tout triste ». La route du Royaume de Dieu est-elle à ce point difficile ? Faut-il donner toujours plus, au point de ne jamais en finir, et d’être guetté par la lassitude du découragement ?
J’aimerais vous répondre que non, j’aimerais vous dire que tout est simple et qu’il vous faut fournir quantité négligeable d’efforts et de sacrifices pour y parvenir. Mais je ne le peux pas. Pour autant, faut-il sombrer dans la même tristesse que celle qui s’abat sur le jeune homme de l’évangile ? Je ne le crois pas non plus.
Certes, la route est exigeante mais elle est aussi exaltante.
Car Jésus pose son regard sur nous et nous aime. Car il nous faut durer et aller toujours de l’avant, mais il nous faut aussi nous réjouir de la sagesse et de la liberté qui nous sont données pour y parvenir.

I.- « Posant alors son regard sur lui, Jésus se mit à l’aimer ».

Outres les paroles que Jésus adresse au jeune homme, prenons garde à ne pas oublier son attitude qui en dit plus long encore. Quand le jeune homme, se précipitant aux pieds de Jésus, posant déjà un premier acte de foi, lui demande ce qu’il faut faire pour gagner la vie éternelle, Jésus lui répond ce qu’il sait déjà : il lui faut honorer et pratiquer les commandements. Avec la candeur d’un enfant, il affirme vivre tout cela depuis ses plus jeunes années. Le Christ est alors touché par cette simple et belle spontanéité. Sans doute ce jeune homme n’a-t-il pas été, comme un chacun de nous, un modèle de sainteté, mais Jésus reconnaît, plus qu’autre chose, sa volonté et sa détermination à obtenir, un jour, la vie éternelle. Il sait que sa vie, jusqu’à présent, a été parsemée de réels efforts et déjà couronnée, tout compte fait, de sa persévérance. Il n’est pas loin du Royaume de Dieu… Que lui manque-t-il alors ? Le simple assentiment à aller plus loin encore.

II.- « Une seule chose te manque : va, vends tout ce que tu as… »

Jésus ne se montre-t-il pas trop exigeant ? Faut-il aller jusque là pour avoir part, avec lui, à la vie de Dieu ? Ne peut-il rien nous laisser ? Ne pouvons-nous prendre aucun plaisir à cette vie ? Levons tout malentendu : les évangiles nous enseignent qu’au sujet des richesses, même légitimes, Jésus a en effet mis en garde les hommes contre l’obstacle qu’elles peuvent représenter ; mais il n’a pas fait du dépouillement systématique une règle pour tous ceux qui veulent marcher à sa suite ; il a même aimé et appelé des hommes riches, qui occupaient un rang social élevé, sans exiger d’eux qu’ils abandonnent leur position.
Peut-être connaissez-vous le proverbe « Méfie-toi de ce que tu possèdes, pour ne pas être possédé ». Je crois qu’il traduit à merveille le danger pointé par Jésus. A ce jeune homme, en effet, il est demandé de ne rien, absolument rien préférer à l’amour de Dieu. Il reste pourtant, ce disciple, attaché, emprisonné, possédé par ses biens. Saint Basile, évêque de Césarée au IVème siècle, illustre cet évangile par l’histoire d’un voyageur qui, désirant à tout prix visiter une ville, serait venu jusqu’au pied des murailles, y aurait trouvé un hôtel, s’y serait installé et, découragé par les derniers pas qui lui restaient à faire, aurait renoncer à la visite de la cité, perdant alors, pour ces quelques malheureux mètres, tout le bénéfice de sa fatigue antérieure.
Oui, en définitive, il s’agit non pas tant de tout abandonner que d’être capable de le faire si cela devait s’avérer utile. Prenez garde ! Le jeune homme s’en était sans doute capable jusqu’au moment où Jésus lui posa la question…

III.- Mission impossible ?

« Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille » : la porte du Royaume des Cieux ne nous est-elle pas définitivement fermée ! « Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille » : image singulière et surréaliste que Jésus emploie… sauf si nous nous rappelons que le chameau est, à l’époque la plus grosse des cordes qui existe, ou que le « trou de l’aiguille » est parfois aussi la manière dont on désigne la porte basse dans les murailles d’une ville, celle qui permet un contact avec l’extérieur quand bien même les grandes portes sont fermées.
Les Apôtres ressentent à cet énoncé le même découragement que nous : de toute façon, c’est peine perdue, nous n’y arriverons pas ! Découragement, critique parfois, que nous ressentons vis-à-vis des enseignements de l’Eglise concernant la pratique dominicale ou certaines exigences morales… Voici la réponse stimulante de Jésus à l’interrogation des siens : « Qui peut être sauvé ? » : «Pour les hommes, c’est impossible, mais par pour Dieu ; car tout est possible à Dieu ! ».

Jésus n’élude pas « les persécutions », entendez : les sacrifies que nous aurons à poser, voire les moqueries que nous aurons à endurer, mais il nous assure qu’en ce monde déjà, tout ce que nous pourrons faire pour l’Evangile ne saurait trouver un formidable écho dans le cœur de Dieu. Il nous invite à toujours plus donner, à toujours plus nous donner. Alors la Parole de Dieu, « vivante » et « énergique », de son tranchant, nous délivrera et nous rendra libres.
Jésus pose déjà son regard sur nous et se met à nous aimer…

AMEN.

Michel STEINMETZ †

dimanche 7 octobre 2012

Conférence de rentrée " 'Le sang des martyrs, semence de chrétiens' : un appel et un défi pour aujourd'hui" - 6 octobre 2012

Conférence de rentrée

« Le sang des martyrs, semence de chrétiens : un appel et un défi pour aujourd’hui ».


« Le sang des martyrs, semence de chrétiens ». Voilà ce qu’on pourrait qualifier de phrase-choc, une bonne « une » pour un journal qui voudrait augmenter son tirage. Pourtant, il n’en est rien. Ces paroles sont de Tertullien, un auteur chrétien de la fin du IIème siècle, en plein cœur des persécutions, alors que les chrétiens sont largement minoritaires dans l’empire romain.

Au long de l’histoire de l’Eglise, l’expression de Tertullien n’aura cessé de conserver son actualité. Aujourd’hui encore elle nous interpelle, non comme le rappel d’un passé, glorieux et sanglant, mais comme la convocation à vivre le témoignage chrétien dans une monde bousculé, en quête de repères sociaux, économique, moraux et familiaux.

La crise du monde atteint l’Eglise parce que l’Eglise est du monde. La crise des hommes et des femmes de ce temps atteint les croyants parce que les croyants sont du monde. Nous ne pouvons ni rester insensibles, ni estimer que nous serions au-dessus de la mêlée. Pourtant, le Christ, sauveur du monde, est pour nous un avenir. Là où est le Christ, là un avenir est possible.

Nous allons dans un premier temps, maintenant, faire connaissance avec Tertullien et avec son époque, puis nous verrons comment il a perçu, au cœur d’une situation précise, la vérité de l’Evangile et comment l’Eglise n’a cessé d’y répondre au cours des siècles. Enfin, il nous faudra dresser un constat, celui qui nous poussera à nous interroger, sans hypocrisie, sans peur, sur notre capacité à devenir aujourd’hui, pour notre monde, pour nos familles, pour nos communautés, « semence de chrétiens ».

I.- Tertullien et le temps des martyrs

1) L’homme


Africain, Tertullien, à la fin du IIe siècle et au début du IIIe inaugure la littérature chrétienne de langue latine. Son œuvre porta des fruits décisifs, qu’il serait impardonnable de sous-évaluer. Son influence allait se développer à divers niveaux : de celui de la langue et de la redécouverte de la culture classique, à celui d’une prise de conscience de la présence dans le monde d’une « âme chrétienne » commune et à la formulation de nouvelles propositions de société humaine. La date exacte de sa naissance ne nous est pas connue exactement, non plus que celle de sa mort. Mais nous savons que c’est à Carthage, vers la fin du IIe siècle, de parents et d’enseignants païens, qu’il reçut une solide formation en rhétorique, philosophie, droit et histoire. Il se convertit ensuite au christianisme, séduit, semble-t-il, par l’exemple des martyrs chrétiens. Il commença à publier en 197 ses œuvres les plus célèbres. Mais une recherche trop individuelle de la vérité, de même que les outrances de son caractère – c’était un homme rigoureux – aboutirent finalement à le faire s’éloigner de la communion ecclésiale et adhérer à la secte montaniste. Pourtant l’originalité de sa pensée, liée à l’efficacité incisive de son langage, allait lui conférer une position de premier plan dans la littérature chrétienne antique.
Ses écrits à caractère apologétique sont les plus célèbres. Ils manifestent deux intentions principales :
1. celle de réfuter les graves accusations des païens à l’égard de la nouvelle religion,
2. et celle, plus prospective et missionnaire, de répandre le message évangélique par le dialogue avec la culture du temps.
Son œuvre la plus connue, l’Apologétique, dénonce le comportement injuste des autorités politiques à l’égard de l’Église, explique et défend l’enseignement et les mœurs des chrétiens, marque les différences entre la nouvelle religion et les principaux courants philosophiques contemporains, manifeste le triomphe de l’Esprit qui, à la violence de la persécution, oppose le sang, la souffrance et la patience des martyrs :

Aussi raffinée qu’elle soit, votre cruauté ne sert à rien ; et même, pour notre communauté, elle constitue une invitation. À chacun de vos coups de faux, nous devenons plus nombreux : le sang des martyrs est une semence de chrétiens / Semen est sanguis martyrum ! (Apol. 50, 13).

Tertullien s’arrête également sur la conduite morale des chrétiens et sur la vie future. Particulièrement, en ces temps de persécution où les chrétiens semblaient constituer une minorité en perdition, il les exhorte à l’espérance, qui, écrit-il, n’est pas simplement une vertu parmi d’autres, mais une modalité qui recouvre tout aspect de l’existence chrétienne. Nous avons l’espérance que l’avenir nous appartient parce que l’avenir appartient à Dieu.

2) Le contexte des persécutions

Les deux premiers siècles
D’un point de vue historique, on ne peut parler de persécution religieuse — au sens contemporain — à propos des chrétiens durant les deux premiers siècles de l’Empire, d’autant que l’époque de la séparation du judaïsme et du christianisme est mal définie. En outre, les historiens actuels estiment le nombre de chrétiens en Occident insuffisant pour donner matière à des persécutions de masse. L’interdiction légale de la religion chrétienne chez les Romains date de la fin du Ier siècle mais elle est tolérée comme le confirme le rescrit de Trajan sur les persécutions chrétiennes en 112 : les chrétiens ne sont pas poursuivis de manière systématique et lorsqu’ils le sont, c’est généralement pour des crimes de droit commun.
Sur un plan théologique, le polythéisme des Romains est relativement tolérant, même si l’autorité romaine importe ses dieux dans les pays conquis et se méfie des cultes orientaux à mystères importés à Rome par les soldats. Les Romains sont d’ailleurs confrontés dans leur histoire à des sectes religieuses estimées dangereuses pour l’État.
La religion traditionnelle romaine est fondée sur de grands cultes publics. L’idée de dieu unique défendue par les juifs s’inscrit dans un courant qui gagne progressivement la religion romaine, du moins dans les classes supérieures. D’après Tertullien, le judaïsme aurait même obtenu le statut de religion licite, c’est-à-dire autorisée. Dans la société romaine, les chrétiens ne sont d’abord pas distingués des juifs ; le christianisme, considéré comme une « secte juive » n’était donc pas incompatible avec la culture romaine. Les chrétiens disposent de plus d’un espace intermédiaire entre vivre sa foi clandestinement et l’exposer publiquement : la pratique familiale et domestique du culte est largement tolérée. Néanmoins il existe des persécutions locales organisées contre les chrétiens dès le début du IIe siècle. Ainsi une lettre de Pline le Jeune en 112, qui parle de « superstition déraisonnable et sans mesure » montre le mécanisme concret de condamnation pour le motif d’obstinatio, l’entêtement dans le refus d’obtempérer à l’ordre de sacrifier sans qu’on puisse identifier quoi que ce soit qui relève d’une persécution religieuse en soi. À cette époque l’attitude de l’autorité romaine relève plutôt du « politique » et non du « doctrinal » : on réprime le refus public d’adhérer à la cité et à son culte car ce « scandale » entraîne des troubles locaux.
Le troisième siècle
Cette perception a changé lorsque les Romains ont pris conscience des critiques des chrétiens sur les traditions romaines (jeux du cirque, culte de l’empereur, hiérarchie entre les hommes). À l’instar des religions orientales, ils critiquaient la société romaine et considéraient comme un devoir de la changer par la conversion. Mais l’essentiel de l’hostilité populaire tenait au fait que l’on faisait aux chrétiens le reproche d’amixia, le refus de se mêler à la vie publique en se tenant à l’écart de la vie municipale, étroitement liée alors à la dimension religieuse. Celse leur reproche quant à lui des dérives telles que de viser à « miner l’ordre social et former un État dans l’État » ou de nuire « à la santé publique en détournant les adeptes des médecins attitrés au profit des promesses illusoires de guérison ».
La violence des supplices réservés aux chrétiens n’est que le reflet d’une société violente. Les chrétiens, à l’instar d’autres suppliciés de l’époque, sont livrés aux fauves, crucifiés, torturés en public. Néanmoins, on observe qu’une fois la persécution passée, les chrétiens sont de nouveau tolérés, à défaut d’être admis véritablement. On ne constate donc pas de volonté d’exterminer les chrétiens en tant que tels. Il faut par exemple inscrire la persécution de Dèce, vers 250 dans un contexte de crise générale de l’Empire romain : le refus des chrétiens de participer au sacrifice général aux dieux « pour le salut et la conservation » de l’empereur, exigé de tous les citoyens est perçu comme une déloyauté politique. Le nombre de victime fut probablement assez limité puisque dès 251, quelques mois après la fin de cette persécution les communautés chrétiennes de Rome et de Carthage sont plus florissantes que jamais. La persécution de Dioclétien, à partir de 303 est le mouvement de répression le plus vaste, curieusement perpétré à une époque où les chrétiens sont parfaitement intégrés, jusqu’aux postes d’officiers dans l’armée.
En 313, le christianisme est finalement adopté comme religion personnelle par l’empereur Constantin Ier bien que son empire ne comptât alors que très peu de chrétiens. Dès lors, le christianisme ne cessera de se développer dans l’Empire jusqu’à en devenir l’unique religion officielle sous Théodose Ier. Les persécutions n’ont pas affaibli le christianisme sur le long terme mais ont plutôt fortifié les communautés chrétiennes, ce qui fait dire à l’apologète Tertullien : « le sang des martyrs est la semence des chrétiens».

3) Le martyr, précision sur le terme

Le martyr vient du grec ancien martus qui signifie témoin. Il est celui qui témoigne de sa foi en préférant se laisser tuer plutôt que de la renier. L’Evangile (Mt 10,23) nous indique clairement que nous ne devons jamais rechercher le martyre et nous devons à tout prix éviter la persécution. En effet, notre vie est sacrée car elle vient de Dieu et va vers Dieu. Par le baptême, nous, êtres créés à l’image de Dieu, devenons Ses fils adoptifs parce que frères en Jésus-Christ. Nous avons la responsabilité énorme de notre vie que Dieu nous a confiée. Nous devons alors la protéger comme un trésor inestimable.
Cependant, l’Evangile nous apprend aussi qu’ « il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime » (Jn 15,13). Celui qui n’a pas le choix de partir mais qui sauf à renier sa Foi est mis à mort fait preuve du plus grand amour de l’homme à son Créateur. Il témoigne de l’Amour du Christ jusqu’au bout et le suit jusqu’à la mort. Le martyre est une grâce que Dieu nous donne d’arriver à témoigner de Lui malgré le sort inévitable qui nous attend alors. C’est ce que l’Eglise appelle « un baptême sanglant ».
Ainsi, dans l’Histoire, quand on parle de martyre, cela évoque l’effusion de sang. Mais, à un sens plus large, le martyre est la conséquence ultime du témoignage auquel chaque baptisé est tenu.

II.- Vivre l’Evangile avec courage et audace.

1) Une exigence évangélique

L’Evangile nous apprend qu’ « il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime » (Jn 15,13). Cette phrase de Jésus s’insère dans la deuxième partie de l’évangile johannique. Jésus la prononce dans ce qu’on appelle communément son « discours d’adieu », après avoir lavé les pieds de ses disciples, soit au soir du Jeudi-saint. On ne peut dès lors comprendre ces paroles que dans leur lien au geste posé du lavement des pieds et à l’issue de la mission de Jésus sur la terre des hommes. Quiconque veut suivre Jésus pour aller au Père doit consentir à aller jusqu’au bout, comme Jésus l’a fait, même si le terme est la croix. Il n’y a pas d’autre voie. Jésus vient, dans l’évangile, à la fois de se présenter lui-même comme la vraie vigne et son Père comme le vigneron. Celui qui demeure en lui, qui est greffé comme le sarment à la vigne, celui-là demeure dans le Père. Si au moment où ces paroles sont prononcées, elles prennent un caractère tragique et sanglant, elles sont aussi remplies de la profondeur du mystère pascal. Celui qui passe par la croix, qui meurt dans le Christ, parvient à la résurrection, revit dans le Christ.
« Dans le monde, vous trouverez la détresse, mais ayez confiance : moi, je suis vainqueur du monde ». Jean 16, 33
Comme le « Christ Jésus qui a rendu son beau témoignage, sous Ponce Pilate » (1 Timothée 6, 13), les martyrs sont fidèles à Celui qui avait illuminé leur vie.

2) Aimer jusqu’à devenir le grain tombé en terre


“Si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il demeure seul; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit” (Jn 12, 24). Par ces paroles, prononcées à la veille de sa passion, Jésus annonce sa glorification à travers la mort. Le grain de blé qui, en mourant, a donné des fruits de vie immortelle, c’est le Christ. Les disciples du Roi crucifié ont marché sur ses traces, et ils sont devenus, au cours des siècles, des foules immenses “de toute nation, race, peuple et langue”: apôtres et confesseurs de la foi, vierges et martyrs, hérauts audacieux de l’Évangile et serviteurs silencieux du Royaume.
Ces premiers disciples et témoins de Jésus sont pleinement de leur temps, immergés dans une société où les petits et les pauvres, et notamment les esclaves, sont méprisés. C’est leur manière de vivre, quelle que soit leur origine sociale, qui les distingue. La célèbre Lettre à Diognète, document qui nous vient d’Égypte et qui date de la même époque, donne un témoignage analogue : les chrétiens sont comme tout le monde, mais en même temps si différents !

« Ils sont dans la chair, mais ils ne vivent pas selon la chair. Ils passent leur vie sur la terre, mais ils sont citoyens du ciel. Ils obéissent aux lois établies, et leur manière de vivre est plus parfaite que les lois. Ils aiment tout le monde, et tout le monde les persécute. On ne les connaît pas, mais on les condamne; on les tue et c’est ainsi qu’ils trouvent la vie. Ils sont pauvres et font beaucoup de riches. Ils manquent de tout et ils ont tout en abondance. On les méprise et, dans ce mépris, ils trouvent leur gloire. On les calomnie, et ils y trouvent leur justification. On les insulte, et ils bénissent. On les outrage, et ils honorent. Alors qu’ils font le bien, on les punit comme des malfaiteurs. Tandis qu’on les châtie, ils se réjouissent comme s’ils naissaient à la vie. » Lettre à Diognète

Parce qu’ils obéissent aux « lois extraordinaires et vraiment paradoxales de leur république spirituelle », on les désigne comme « bouc émissaire » et responsables de tous les maux et dysfonctionnements de la société. Pour autant, ils ne se laissent pas aller à la moindre haine. Comme Jésus, tout au long de sa vie et à l’heure de sa Passion, les chrétiens restent les témoins fidèles de l’amour du Père pour tous les hommes. On sent aussi l’amour discret et prévenant qui les lie les uns aux autres. Ils aiment leur communauté, leur Église qui est pour eux une mère – Tertullien l’affirmait lui aussi. Les plus forts d’entre eux ne craignent pas de se faire les défenseurs de leurs frères et de « confesser » publiquement leur foi en Jésus-Christ, Sauveur de tout homme et vainqueur de la mort.
Cette attitude fortifie leurs frères et bouleverse parfois leurs persécuteurs. Avec une tranquille audace, ils témoignent de la force de la Parole de Dieu, victorieuse du mal dans leur vie. Se taire serait pour eux une lâcheté, faire le jeu du démon, l’adversaire de l’humanité, « menteur et père du mensonge, qui veut la mort de l’homme » (Jean 8, 44).
Le Christ établit les « confesseurs de la foi » dans la joie. C’est ce qui leur permet de traverser l’épreuve suprême, libérés de l’angoisse de mort, et de marcher à sa suite : « Lui-même ayant souffert l’épreuve est en mesure de porter secours à ceux qui sont éprouvés… et de délivrer de l’angoisse de la mort ceux qui, leur vie durant, étaient assujettis à cette servitude » (Hébreux 2, 18 et 15).

3) Une vocation qui perdure

Le martyre n’est pas lié, dans l’Eglise, à un moment prévis de son histoire. Il est constitutif de l’être-chrétien. Le disciple de Jésus n’est pas appelé à se transformer en kamikaze, il n’est pas invité à aller au devant de la mort. Par contre, il est convoqué à aimer. A aimer du même amour que celui dont le Christ a témoigné pour nous. Si nous ne comprenons pas cela, nous ne comprenons rien au christianisme. En effet, la foi ne se comprend et ne se vit que dans cet enracinement fondamental dans l’amour du Christ. Elle n’est pas d’abord acquiescement de la raison à un contenu, elle n’est pas plus l’observance scrupuleuse de règles morales, elle est réponse à un amour premier, total et gratuit. C’est parce que je suis aimé de Dieu que je dois et que je peux aimer à mon tour.
Il est hautement intéressant de constater combien le martyr sanglant dans l’Eglise antique cède le pas au développement de la vie monastique. Quand l’Eglise devient majoritaire au IVe siècle et que cessent les persécutions, se met immédiatement en place et se diffuse la vie monastique. Le monachisme est né au IIIe siècle. Il connaît un premier essor au IVe siècle. Les premiers moines apparaissent en Égypte, au sud d’Alexandrie, avec parmi eux Antoine : face à une vie dans la cité qu’il considère plein de péché, il choisit de s’en détacher et vit dans le désert. Ainsi, quand la réponse radicale à l’amour du Christ ne peut plus être celle du don de sa vie jusqu’à la mort, des hommes puis des femmes décident de donner leur vie en s’isolant du monde dans la prière. Parce que le martyre, entendu au sens du don de soi en Christ, est gage de vie chrétienne, ce témoignage-là ne peut disparaître au risque d’affadir la foi et de la mettre en péril. On repère historiquement que là où le martyre a été vécu, il s’en est suivi une vitalité prodigieuse dans les communautés chrétiennes.
L’expérience des martyrs et des témoins de la foi n’est pas une caractéristique propre aux premiers temps de l’Église, mais elle est la marque de chaque période de son histoire. Au cours du vingtième siècle, peut-être plus encore que dans les débuts du christianisme, très nombreux ont été ceux qui ont témoigné de la foi au milieu de souffrances souvent héroïques. Combien de chrétiens, dans chaque continent, au cours du vingtième siècle, ne sont-ils pas allés jusqu’à payer de leur sang leur attachement au Christ! Ils ont subi des formes de persécution anciennes et nouvelles, ils ont fait l’expérience de la haine et de l’exclusion, de la violence et de l’assassinat. De nombreux pays d’antique tradition chrétienne sont redevenus des terres où il en coûtait de rester fidèle à l’Évangile. Beaucoup ont refusé de se plier au culte des idoles du vingtième siècle et ont été sacrifiés par le communisme, par le nazisme, par l’idolâtrie de l’État ou de la race – Edith Stein est de ceux-là. Beaucoup d’autres sont tombés, au cours de guerres ethniques ou tribales, parce qu’ils avaient refusé une logique étrangère à l’Évangile du Christ. Certains sont morts parce que, suivant le modèle du Bon Pasteur, ils ont voulu rester avec leurs fidèles, en dépit des menaces. Dans chaque continent, tout au long de ce siècle, se sont levées des personnes qui ont préféré être tuées plutôt que de faillir à leur mission. Des religieux et des religieuses ont vécu leur consécration jusqu’à l’effusion du sang. Des croyants, hommes et femmes, sont morts en offrant leur vie par amour pour leurs frères, particulièrement pour les plus pauvres et les plus faibles. Bien des femmes ont perdu la vie pour défendre leur dignité et leur pureté.

III.- Aujourd’hui

1) La difficulté du témoignage


Le regard sur l’exemple donné par ces sœurs et ces frères aînés nous réveille à notre vocation de témoins. Aucun ne s’est présenté comme un surhomme. Aujourd’hui, comme hier, il n’est pas facile de témoigner. C’est l’expérience même, et pas seulement l’étymologie, qui nous montre que témoignage et martyre sont un même mot, une même attitude. Où trouver la force pour rester fidèles, l’audace pour aller de l’avant ? Car l’annonce de l’Évangile doit être renouvelée à chaque génération.
Nous lisons dans les Actes des Apôtres : « Vous allez recevoir une force, celle du Saint-Esprit, qui viendra sur vous. Alors vous serez mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie et jusqu’aux extrémités de la terre » (1, 8). Si les martyrs d’autrefois qui ont porté l’Evangile jusqu’à nous s’étaient laissés envahir par des objections légitimes et paresseuses, comme : « Allons-nous abandonner nos vieux parents, quitter notre terre ou notre maison ? Qui mesure les risques du voyage ? Comment serons-nous accueillis dans ces contrées inconnues ?... », l’Église n’existerait pas dans nos régions ! Bénis soient ceux qui, autrefois, sont partis en renonçant à tout pour annoncer la mort et la résurrection du Christ et ceux qui, aujourd’hui, osent reprendre le flambeau de l’évangélisation !
Cette histoire traverse les siècles, et le témoignage de fidélité au Christ est à rendre à l’endroit et à l’heure où l’on s’y attend le moins. Bien des jeunes disent aujourd’hui qu’il est difficile pour eux de se présenter comme chrétiens dans leur lycée ou leur faculté. Ils sont accusés des mille malheurs ou infidélités qui jalonnent l’histoire de l’Église, ou brocardés à cause de l’écart qui se creuse entre les modes de vie et de pensée actuels et la doctrine chrétienne.

2) La dictature du relativisme

Le Pape Benoît XVI dénonçait, dès 2005, ce qu’il définit comme la dictature du relativisme. Parce que les chrétiens sont dans le monde, ces maux les touchant aussi, sans que souvent ils s’en rendent compte.
Le Saint-Père disait :
Combien de vents de la doctrine avons-nous connus au cours des dernières décennies, combien de courants idéologiques, combien de modes de la pensée... La petite barque de la pensée de nombreux chrétiens a été souvent ballottée par ces vagues - jetée d’un extrême à l’autre : du marxisme au libéralisme, jusqu’au libertinisme ; du collectivisme à l’individualisme radical ; de l’athéisme à un vague mysticisme religieux; de l’agnosticisme au syncrétisme et ainsi de suite. Chaque jour naissent de nouvelles sectes et se réalise ce que dit saint Paul à propos de l’imposture des hommes, de l’astuce qui tend à les induire en erreur (cf. Ep 4, 14). Posséder une foi claire, selon le Credo de l’Eglise, est souvent défini comme du fondamentalisme. Tandis que le relativisme, c’est-à-dire se laisser entraîner "à tout vent de la doctrine", apparaît comme l’unique attitude à la hauteur de l’époque actuelle. L’on est en train de mettre sur pied une dictature du relativisme qui ne reconnaît rien comme définitif et qui donne comme mesure ultime uniquement son propre ego et ses désirs.

Nous possédons, en revanche, une autre mesure : le Fils de Dieu, l’homme véritable. C’est lui la mesure du véritable humanisme. Une foi "adulte" ne suit pas les courants de la mode et des dernières nouveautés; une foi adulte et mûre est une foi profondément enracinée dans l’amitié avec le Christ. C’est cette amitié qui nous ouvre à tout ce qui est bon et qui nous donne le critère permettant de discerner entre le vrai et le faux, entre imposture et vérité. Cette foi adulte doit mûrir en nous, c’est vers cette foi que nous devons guider le troupeau du Christ. Et c’est cette foi, - cette foi seule - qui crée l’unité et qui se réalise dans la charité. Saint Paul nous offre à ce propos - en contraste avec les tribulations incessantes de ceux qui sont comme des enfants ballottés par les flots - une belle parole : faire la vérité dans la charité, comme formule fondamentale de l’existence chrétienne. Dans le Christ, vérité et charité se retrouvent. Dans la mesure où nous nous rapprochons du Christ, la vérité et la charité se confondent aussi dans notre vie. La charité sans vérité serait aveugle; la vérité sans charité serait comme "cymbale qui retentit" (1 Co 13, 1). Homélie du 18 avril 2005
Ce relativisme nous fait dire et penser que tout se vaut, que celui qui parle en dernier ou le plus fort à raison. Pourtant, dans l’Eglise, ce relativisme n’est pas acceptable. La distinction entre les domaines de compétence de l’Eglise et du monde (société, civilisation, politique, etc.) ne signifie cependant pas une rupture. Jésus-Christ est la clé, le centre et la fin dernière de toute l’histoire humaine ; il est le point vers lequel convergent tous les efforts de l’histoire et de la civilisation, le centre de l’humanité, l’Alpha et l’Oméga (cf. GS 10; 45). De ce message découlent inspiration, lumière et force pour la construction de la communauté humaine (cf. GS 42; AA 5).
C’est pourquoi l’Eglise revendique le droit de porter un jugement moral, même en des matières qui touchent le domaine politique, (il n’est pas nécessaire de s’étendre ici sur le débat lié à une possible légalisation de l’euthanasie ou l’instauration d’un mariage homosexuel dans notre pays) quand les droits fondamentaux de la personne ou le salut des âmes l’exigent (GS 76; cf. DH 14). Le divorce entre la foi dont ils se réclament et le comportement quotidien d’un grand nombre est à compter parmi les plus graves erreurs de notre temps... Que l’on ne crée donc pas d’opposition artificielle entre les activités professionnelles et sociales d’une part, la vie religieuse d’autre part. En manquant à ses obligations terrestres, le chrétien manque à ses obligations envers le prochain, bien plus, envers Dieu lui-même, et il met en danger son salut éternel (GS 43).
Dans le domaine du monde, l’Eglise ne doit pas agir à la manière du monde par des moyens profanes; c’est de l’intérieur qu’elle doit imprégner l’ordre temporel de l’esprit de l’Evangile. Elle est comme le ferment et, pour ainsi dire, l’âme de la société humaine appelée à être renouvelée dans le Christ (GS 40). Le concile cite la Lettre à Diognète : « Ce que l’âme est dans le corps, il faut que les chrétiens le soient dans le monde » (LG 38). C’est en cela que consistent principalement la mission et la responsabilité des laïcs chrétiens. Ceux-ci doivent faire soigneusement la différence entre les situations où ils ont l’obligation de s’engager au nom de l’Eglise, parce que les valeurs essentielles de la foi sont en cause, et celles où ils s’engagent à titre personnel, en fonction d’un choix qu’ils ont fait en conscience, dans des questions libres (cf. LG 36; GS 76).
Que résulte-t-il de tout ceci pour le service que l’Eglise doit rendre au monde ? En rappelant avec insistance que l’homme ne trouve son achèvement qu’en Dieu (cf. GS 21; 41), l’Eglise est le signe et la sauvegarde du caractère transcendant de la personne humaine (GS 76), que nous ne sommes pas notre propre mesure, que nous avons reçu le monde en gérance. Par là, elle défend la dignité de la personne humaine et sa primauté sur les institutions et les biens matériels. Tout en nous laissant espérer des cieux nouveaux et une terre nouvelle, l’Evangile nous incite à nous engager dans le monde, parce que tout ce qui est accompli dans l’amour et par amour entrera sous une forme purifiée et transfigurée dans la réalité définitive de l’au- delà (cf. GS 39).
En raison de sa mission et de sa nature, l’Eglise n’est liée à aucune forme particulière de culture humaine, à aucun système politique, économique ou social particulier ; en vertu de cette universalité, elle peut donc être un lien de paix et de réconciliation entre les hommes, entre les races et les classes, les peuples et les cultures (cf. GS 42). Elle est appelée à jouer un rôle d’éclaireur au service de la dignité et de l’unité des hommes. Elle doit être la conscience de la société, surtout quand il s’agit des valeurs fondamentales de la personne humaine et de la vie en commun. Elle doit aussi rappeler sans relâche le caractère provisoire du monde et s’opposer à toute absolutisation ou divinisation des valeurs terrestres, que ce soit l’argent, la puissance ou le plaisir. Elle tend ainsi à promouvoir la liberté de l’homme et son espérance.
Entre l’Eglise et le monde, il y a un rapport de dialogue. L’Eglise reçoit aussi du monde actuel une aide multiforme. Elle doit proclamer le message du Christ dans le langage et la culture des différents peuples, et le mettre en valeur en s’aidant de leur sagesse et de leur expérience (cf. GS 44). L’Eglise assume et favorise donc les aptitudes, les ressources et les coutumes propres des peuples dans tout ce qu’elles ont de bon; elle les purifie, les renforce et les élève (cf. LG 13).

3) Une triple nécessité

Pour remplir leur rôle de baptisés, témoins du Christ dans le monde, les chrétiens doivent aujourd’hui relever un triple défi.

a) L’Église doit confesser le Christ des Ecritures et rayonner de son amour

Malheureusement, les pays occidentaux étalent davantage leurs doutes et leur manque de foi que leur désir de et leur ardeur à croire. Et la confusion entre l’Eglise institutionnelle et l’Eglise des rachetés conduit à de regrettables méprises. Vis-à-vis de mon prochain, ce que je suis parlera plus fort que ce que je dirai : à moi d’en tirer les conséquences! Je n’ai pas besoin d’éloquence, je n’ai pas besoin d’avoir tout compris moi-même, mais j’ai besoin d’un cœur pur et d’amour débordant. Aimer comme aime le Christ consiste à se laisser purifier, à se remettre en cause et à se demander dans quelle mesure l’esprit du monde m’atteint. Plus je serai proche de l’amour de Dieu, plus je pourrai me rendre proche de mon prochain. Alors que l’Eglise universelle entre, à l’occasion du cinquantième anniversaire de l’ouverture du Concile Vatican II, dans une Année de la foi, il conviendra de se demander comment nous osons nous situer, sans complexe aucun, par rapport à la foi chrétienne. Suis-je prêt à en rogner un part s’il le faut pour rester politiquement correct ?

b) L’Église doit revendiquer et conserver sa place dans la société

C’est un sujet assez controversé et de nombreux chrétiens sont effrayés par les erreurs du passé au point de souhaiter que l’Eglise n’ait plus aucun rôle dans la politique ou dans la morale de nos pays épris de liberté. C’est le mirage de la laïcité. Chercherait-il, le chrétien, à passer inaperçu dans la société, en louvoyant entre les nouveaux interdits et les nouveaux droits ? On loue et on fustige les musulmans pour leur respect de ramadan. Quel chrétien osera dire qu’il fait Carême ? Qui osera se priver de viande un vendredi devant des collègues de travail ? Quand je propose, le mercredi des Cendres, jour de jeûne et d’abstinence, un temps de prière ici même à midi, à l’heure du repas, pour signifier que nous vivons d’abord de la Parole de Dieu, tous les ans, j’entends dire : ‘mais quand allons-nous déjeuner ?’. Nous autres, à force de contre-témoignage, nous finirons par devenir les premiers fossoyeurs du christianisme, alors que des frères et sœurs ont été jusqu’à donner leur vie pour le Christ. Honte de nous.

c) Nous sommes encore dans l’ère de l’évangélisation du monde

Chaque année, les moyens de communication semblent nous rapprocher davantage des extrémités de la terre. Par le rayonnement d’internet, nous avons l’impression parfois de faire partie d’un village planétaire, achetant et vendant des biens et des services à l’autre bout du monde sans quitter notre fauteuil. Mais chaque année aussi, de nouveaux pays sombrent dans le chaos de la guerre, des millions d’enfants naissent dans des foyers où le nom de Christ n’est jamais prononcé et nos vieilles nations prennent une ride de plus, perdant jusqu’à la dernière les valeurs chrétiennes qui ont construit naguère de nouveaux mondes.
Les hommes ont encore besoin d’entendre le message libérateur de la Croix et il faut encore des hommes et des femmes courageux pour aller parler de Jésus et montrer ce qu’est une vie chrétienne conséquente. Croyez-vous qu’en cédant au consumérisme ambiant nous rendions témoignage ? N’est-il pas un peu paradoxal de tenir que, pour nous, la célébration de l’eucharistie dominicale est une nourriture nécessaire, quand nous exigeons avoir une messe à telle heure et à tel endroit mais que nous ne sommes incapables de faire quelques kilomètres si l’offre ne correspond à notre demande d’enfant gâté ? Alors que l’Evangile doit retentir, nous préférons regarder brûler la maison sans appeler les pompiers. Nous préférons nos récriminations à l’examen de conscience. Nous préférons nous lamenter sur la crise des vocations que de nous demander quels sont les prêtres que nous avons donnés à l’Eglise.

« Le sang des martyrs, semence de chrétiens ». Si nous voulons que nos communautés, demain, soient vivantes, qu’elles existent encore, il n’y pas d’alternative. Il nous faut aller jusqu’au martyre : celui de l’offrande de nous-mêmes à l’amour du Christ. Pour que la volonté de Dieu se fasse et non la nôtre. Il nous faut trouver le martyre qui convienne à notre temps, celui qui sera réponse à l’amour. Non, le temps des missions n’est pas encore fini ! Il est temps de mourir un peu à nous-mêmes, à nos désirs, à nos envies, à notre orgueil, pour renaître en Christ. Ce n’est pas le moment de baisser les bras ni de nous replier sur nos communautés, mais le temps est venu de nous mettre à genoux pour prier pour le monde, et de nous lever pour Christ partout où il Lui plaît de nous envoyer... même dans nos villages !
Suivre le Christ ou mourir, tel est le choix qui s’offre à nous. Choisissons la vie !

Michel STEINMETZ †