Reconnaître, c’est bien ce que fait Moïse. Tout d’abord quand il exhorte le peuple au geste rituel de présenter les prémices de la récolte au prêtre. Mais surtout par la parole qui devrait accompagner ce geste et en révèle son sens : « Mon père était un Araméen nomade, qui descendit en Égypte… Et maintenant voici que j’apporte les prémices des fruits du sol que tu m’as donné, Seigneur. » Ici la reconnaissance repose avant tout sur le souvenir des merveilles que le Seigneur n’a cessé de faire en faveur de son peuple. Il a entendu son cri, il l’a délivré de l’oppression, il l’a conduit jusqu’à une terre de bienfaits, « un pays ruisselant de lait et de miel ». Pour Moïse, cela est indissociable de l’action de grâce. Se souvenir de sa condition passée pour goûter à celle de sa libération. Frères et sœurs, cela devrait préserver de l’amnésie spirituelle qui, bien trop souvent, je crois, nous conduit à une lamentation stérile quant à notre présent.
Reconnaître, c’est encore ce que fait Jésus. Chez lui, la reconnaissance doublée du souvenir, devient une arme contre le Mauvais. L’évangéliste Luc précise que c’est « rempli d’Esprit-Saint » que Jésus est conduit au désert après son baptême par Jean au Jourdain. Son errance de quarante jours rappelle celle du peuple durant quarante années. Ici, pourtant, et curieusement, c’est au sortir de cette période de quarantaine, alors que le match est gagné, oserait-on penser, que le diable jette toutes ses forces dans l’assaut. Comme l’Écriture l’atteste, les tentations qu’il éprouve se présentent sous la forme d’un choc frontal avec le Diable, c’est-à-dire avec l’esprit du mal alors que Luc se plaît à préciser que Jésus, lui, est « rempli de l’Esprit » de Dieu. C’est ce choc qui est l’enjeu, non seulement de la mission de Jésus pour laquelle il a reçu l’Esprit Saint et qui l’a envoyé dans cette épreuve au désert, mais encore pour l’humanité tout entière, car de la façon dont Jésus va faire face dans cette confrontation dépend ce que l’humanité va devenir. Jésus, tenté par le diable, vainc l’ensemble des tentations de l’humanité, ici résumées dans ces trois fomentées par le diable. Cette victoire annonce déjà celle de sa résurrection.
Jésus, plus encore que Moïse, donne la méthode de sa victoire. Là où le Malin exerce sa ruse, c’est qu’il parle le langage de Jésus. Il se sert de la Parole de Dieu pour la pervertir. Et là où Jésus excelle, ce n’est pas dans son éloquence ou dans sa science – car on ne peut négocier avec le diable –, mais dans la manière dont il bat son adversaire sur le même terrain. « Tu ne mettras pas à l’épreuve le Seigneur ton Dieu. ». Pourquoi ne pas le mettre à l’épreuve ? Ne serait-ce pas légitime quand nous nous trouvons nous-mêmes dans l’épreuve ou l’angoisse ? Assurément, non, car ce serait sombrer dans l’amnésie totale et dans l’oubli de ce que le Seigneur a déjà fait pour nous, et donc douter de ce qu’il pourrait faire encore. Ce serait donc manquer de toute reconnaissance. Pourquoi ne commencerions-nous pas par réapprendre les « bonnes manières » en disant d’abord « merci » à Dieu ? Belle conversion à laquelle nous introduit une fois encore l’eucharistie que nous célébrons ensemble.
AMEN.
Michel STEINMETZ †