Au soir de Pâques, deux hommes fuient Jérusalem avant la nuit. Ils partent comme des voleurs. Ou plutôt des hommes blessés et déçus. Pourquoi ? Sans doute ces deux compagnons, que la Tradition aura baptisés Luc et Cléophas, ont envie de tout recommencer à neuf. Sans doute ce soir-là ne savent-ils même pas où ils vont. Mais ils y vont, ils quittent tout. A quoi bon rester ? Jésus, qu’ils ont suivi, et en qui ils avaient mis tout leur espoir – peut-être s’imaginaient-ils qu’il rétablirait l’ordre et la liberté en Israël ? Peut-être rêvaient-ils aussi qu’ils deviendraient grâce à lui des gens importants ? – est mort. Il a été condamné et tué comme un vulgaire bandit. Les miracles et les prodiges qu’il a réalisé devant des foules immenses n’auront servi à rien. Un feu de paille qui s’éteint au Golgotha. Personne pour le sauver, même pas un seul petit ange de Dieu. On imagine bien l’humeur de ces deux-là : leur tristesse doit se mêler à leur déception et à leur colère. Il est temps de partir, de tout quitter.
Nous aussi, ils nous arrivent de tout vouloir envoyer
balader. Recommencer ailleurs avec d’autres. Quitter une ambiance détestable au
travail, délaisser un conjoint passablement énervant, fuir devant une situation
qu’on pense inextricable, renoncer face à un échec, abandonner une vie de
prière parce qu’elle nous semble si peu rentable. Bref, là aussi, tout quitter.
Rêver d’un ailleurs qui sera bien meilleur, plus enrichissant, plus lucratif,
plus passionné et passionnant. Notre monde connaît bien ces tentations. Dès
qu’une difficulté survient, plutôt que de l’affronter, il faut s’empresser de
fuir. Manque de courage, manque de ténacité, manque d’espérance, manque de
foi !
Jésus emprunte la même route que les deux disciples. Il ne
les double pas en se contentant de les saluer poliment. Il marche à leur
rythme. Il les interroge, les fait parler, leur fait vider leur sac, comme on
dit. Et ils ouvrent volontiers leur cœur. Sans leur faire aucun reproche, Jésus
se met à parcourir avec eux un autre chemin : celui, spirituel, de l’Ecriture.
Il passe tout en revue « en partant de Moïse et de tous les
prophètes ». Les enfants qui se sont préparés à la Première Communion ont
fait un pareil chemin. Pendant plusieurs mois, ils se sont mis, avec leurs
catéchistes et je l’espère aussi leurs parents, à l’écoute de l’Ecriture, non
pas pour être juste un peu plus instruits mais pour mieux découvrir et aimer
Jésus, pour entrer dans son intimité. Les objections, les excuses, les
tentatives de fuite devant le quotidien et ses responsabilités, nous les
connaissons tous, adultes ou enfants. Pourtant, cet itinéraire nous initie à
« tenir », à demeurer dans ce compagnonnage. Ce n’est qu’à ce prix
que Jésus se révèle. L’évangile nous parle bien d’une marche de deux heures
entre Jérusalem et Emmaüs. Il faut laisser du temps à Dieu pour qu’il nous
apprivoise.
Alors que s’installe la nuit, qu’il est temps de se quitter,
de se dire « au revoir », les disciples ne veulent plus lâcher
Jésus ! Il y a dans leur « Reste avec nous, car déjà le jour
baisse » plus que de la politesse. La présence de Jésus, toute discrète –
ils ne le reconnaissent pas encore – leur fait un bien fou. Jésus consent à
entrer avec eux à l’auberge et à passer à table. Il prend le pain, dit la
bénédiction et le leur partage. D’un coup, ils en sont sûrs : seul Jésus,
qu’ils croyaient mort et qu’ils accusaient de les avoir abandonnés, peut faire
cela. Ils avaient fui Jérusalem avant la nuit ; ils y retournent
maintenant en pleine nuit pour dire aux Apôtres et à ceux qui étaient restés :
« C’est vrai ! Le Seigneur est ressuscité ! ».
S'il nous arrive de nous enfuir de nos Jérusalem, parce que
nous n’avons pas la force de tenir, nous ne sommes pas seuls sur la route.
Toujours ce mystérieux et discret compagnon vient faire route avec nous et nous
accompagne. N’oublions pas de nous laisser le temps et de lui laisser le temps
de la parole. En parcourant l’Ecriture sans relâche, en étant avides de mieux
le connaître, il passera à table avec nous et dans son eucharistie se fera
reconnaître comme Celui qui nous donne la force d’affronter les difficultés et
même de les transformer de manière lumineuse. Si nous lui faisons confiance…
Michel Steinmetz †
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