Le temps de l’oblation qui dépasse
l’instantané de l’événement
Sans doute cet après-midi-là, les badauds et
les curieux se sont pressés près du Golgotha pour assister au spectacle de
l’agonie de trois hommes. La foule a réclamé le matin-même à grands cris celle
de Jésus. Tragique et absurde d’une histoire qui finit mal, comme tant
d’histoires au cours de l’humanité. L’instantané de l’évènement semble mettre
un terme à une aventure à laquelle beaucoup avaient cru. Leur déception s’est
mutée en haine. Le dégagisme n’est pas nouveau, mais cette fois, finalement,
c’est Dieu qui en fait les frais. Il n’a pas fallu attendre Nietzsche pour
qu’on proclame la mort de Dieu. D’aucuns s’interrogent à propos d’un Dieu qui,
s’il n’est pas mort, permettrait le mal et accepterait qu’une telle haine se
manifeste. Or Dieu ne permet jamais le mal ; Il en souffre, Il en meurt,
Il en est le premier frappé et, s’il y a un mal, c’est parce que Dieu en est
d’abord la victime. C’est le mystère d’iniquité de la croix.
Là, Dieu, en son Fils crucifié, assume toute la détresse humaine. « La croix du Christ, c’est justement le cri poussé à la face du monde, pour dire aux hommes de tous les temps, que Dieu a partie liée avec tout homme, qu’Il est flagellé dans nos tortures, qu’Il saigne dans nos blessures, qu’Il transpire dans nos sueurs, qu’Il gémit dans nos solitudes, qu’Il pleure dans nos larmes… » (Maurice Zundel, Le poème de la sainte liturgie)
Mais voilà que dans l’instantané de cette
mort, l’oblation du Fils vient changer radicalement le cours du temps. Sous
l’apparence d’un énième fait-divers, dont la violence sera bien vite oubliée
par nombre des spectateurs agglutinés ce jour-là, Dieu fait toutes choses
nouvelles. « Bien qu’il soit le Fils, il apprit par ses souffrances
l’obéissance et, conduit à sa perfection, il est devenu pour tous ceux qui lui
obéissent la cause du salut éternel », nous rappelait l’auteur de la
Lettre aux Hébreux. Et à l’acclamation de la Passion, empruntée à l’épître aux
Philippiens, de préciser encore : « Pour nous, le Christ est devenu
obéissant, jusqu’à la mort, et la mort de la croix. C’est pourquoi Dieu l’a
exalté : il l’a doté du Nom qui est au-dessus de tout nom. » (Ph 2, 8-9).
Le salut éternel, l’exaltation, voilà ce qui
est en jeu ici. Nous ne faisons pas mémoire d’un évènement du passé que nous
commémorerions comme un sinistre anniversaire. Nous vénérons la croix du
Seigneur comme ce bâton planté dans les rayons de la roue du sordide de l’humain. Comment la joie ne saurait-elle
déjà poindre ici ? Comment, même au cœur de notre monde, ne pas nous livrer
à la joie, « l’hommage le plus essentiel de notre foi en réponse à la
tendresse de Dieu » (Zundel, idem) ? C’est que derrière l’épreuve il
y a l’Amour. Que veut dire le signe de la Croix sinon que Dieu meurt d’amour
pour ceux-là même qui refusent de l’aimer, qu’au fond de toute réalité,
derrière toutes les catastrophes, il y a l’Amour, et davantage, que dans le mal,
Dieu a mal. Nous sommes invités à méditer sur cette douleur que le Christ a
assumée pour nous en s’identifiant avec nous et à en tarir la source, en nous
laissant envahir par son Amour. Si nous pouvions ainsi, chaque jour un peu
mieux, nous effacer en lui et le laisser transparaitre en nous, le Christ
cesserait d’être en nous le Seigneur crucifié, pour y devenir le Seigneur
ressuscité. Nous serions participants de son unique oblation, de son unique
sacrifice.
Pâques ne serait plus alors le simple rappel
d’un évènement passé, mais la plus actuelle réalité de notre vie. C’est ainsi
que Pascal comprenait la vocation du chrétien, lorsqu’il écrivait ces mots : « le
Christ sera en agonie jusqu’à la fin du monde ; il ne faut pas dormir pendant
ce temps‑là. » (Pensée n° 6F / Laf. 919, Sel. 749)
Michel Steinmetz †
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