Spontanément, nous pouvons trouver enviable la
situation des ouvriers de la dernière heure. Après tout, ils y gagnent !
Convertissons-nous au dernier moment : cela suffira et le salaire sera le
même. On se prélasse au soleil toute la journée et on rentre sur le soir au
paradis, bien dispos et bien bronzé. Eh bien non ! On n’assure pas son
salut par des calculs. On le reçoit. Ce serait une manière de vivre en montrant
que, pour nous, notre intérêt bien pesé était de nous décharger autant que
faire se peut de l’importun fardeau du salut. Comme si cela était ennuyeux,
dérangeant de se savoir déjà appelé à la vigne du Seigneur. La pointe de la
parabole est là : le maître appelle et envoie à sa vigne. C’est lui qui
sort au petit matin pour embaucher, et non les ouvriers qui le tirent hors du
lit. Y a-t-il pire tristesse que de
n’être pas appelé ?...Y a-t-il plus grand honneur que de servir
Dieu ? Qui peut prétendre se dispenser d’aimer Dieu pour entrer au
paradis ?
Les paraboles de Jésus sont merveilleuses parce
qu’elles nous concernent, nous dévoilent, débusquent nos refus secrets et nous
pressent de nous convertir. Car bien sûr c’est nous, les bons ouvriers :
dès le départ, issus d’une bonne famille chrétienne, nous avons suivi la
filière des sacrements, enregistré tous les enseignements nécessaires ;
nous nous sommes donnés pour obéir aux lois de Dieu, nous avons fait des
sacrifices afin de participer à la mission de l’Eglise. Tant d’années de
dévouement, de fatigue, de sueurs…et voilà que nous apprenons que tel infidèle,
tel débauché, tel ennemi de l’Eglise, à la fin de son existence, peut recevoir
la même récompense que nous. Scandaleuse injustice, pensons-nous. « Mes
pensées ne sont pas vos pensées, et mes chemins ne sont pas vos chemins,
déclare le Seigneur ». Nous réagissons alors en enfants gâtés : nous
possédons tout et nous refusons à d’autres de bénéficier de même don. Mais le
bonheur éternel est par définition insécable : Dieu ne peut en offrir des
tranches plus ou moins comblantes selon nos efforts et nos résultats. Vous ne
pouvez avoir un peu plus ou peu moins de vie éternelle. Par définition, cette
vie offerte par Dieu, par lui donnée en partage et proposée à chacun, est
éternelle ou elle n’est pas. Et puis surtout Dieu est bon (« ton regard
est-il mauvais parce que je suis bon ? »). Une pièce d’argent était
le salaire d’une journée, la somme nécessaire pour entretenir une
famille : le maître savait que chacun de ces hommes avait besoin au moins
de cette pièce pour rentrer à la maison.
La petite sainte Thérèse de Lisieux aurait-elle
été jalouse de voir une prostituée la rejoindre pour partager la
Béatitude ? Les Apôtres ont dû accepter qu’ils étaient précédés au ciel
par un « bon larron », un homme violent qui, à l’ultime minute, jetait
son âme dans les bras ouverts du Crucifié. Saint Paul acceptait d’être anathème
(rejeté, maudit) pour que ses frères juifs soient sauvés (Rom 9, 3). Saint
Dominique passait des nuits en prière devant l’autel de l’église en
sanglotant : « Que vont devenir les pécheurs ? ». Dans le
Royaume de Dieu, il n’y a plus de répartition au prorata des exploits ni de
grades selon les vertus ni de mérites selon les prouesses ascétiques ou les
ravissements mystiques ; les auréoles ne diffèrent pas par l’intensité
lumineuse ; nul ne peut voir un autre plus heureux que lui. Il n’y a plus
qu’une communion sans vanité ni jalousie, une joie donnée toute entière à
chacun, une douce ivresse de ceux et celles qui auront (plus ou moins
longtemps) œuvré dans la Vigne.
Nos eucharisties doivent être les moments
prophétiques de cette plénitude, des assemblées où cessent les commérages, les
regards en coin, les jalousies mesquines, où on ne demande à personne combien
de temps il a travaillé pour l’Eglise. Où tous se réjouissent d’accueillir une telle
Marie-Madeleine, un tel Zachée, un tel larron, un tel fils prodigue, afin de
boire avec eux la Coupe de celui qui a travaillé jusqu’à la mort pour faire à
tous miséricorde.
AMEN.
Michel Steinmetz †
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire