Jésus était-il suicidaire ? Comprenez ma
question : des Grecs cherchent à le voir. Ils s’adressent à Philippe, qui porte
un nom grec lui aussi. Ce sont des Juifs de la diaspora venus à Jérusalem, la
capitale du judaïsme, pour y adorer Dieu. Puisque Jésus sait la radicalité du
rejet dont il est l’objet de la part des autorités, pourquoi ne part-il pas
avec ces Grecs sympathisants, vers d’autres horizons, d’autres peuples, d’autres
cultures, mieux disposés à son égard ?
Nous le voyons : Jésus choisit délibérément de
rester. Son horizon n’est pas de recommencer ailleurs, il est de poursuivre
jusqu’au bout, là où il se trouve et là où la perversion est la plus
développée, son affrontement au mensonge, à l’imposture et à l’instrumentalisation
de Dieu. Son attitude peut sembler suicidaire, elle vient en fait d’une
confiance paradoxale en son message, en sa mission et dans la victoire de la
vérité. S’il partait, il éviterait la mort mais il esquiverait une part
essentielle de sa mission. Jésus n’est pas un lâche, il n’est pas un fuyard, il
n’est pas non plus un passif résigné. Ce n’est pas par faiblesse qu’il reste,
ce n’est pas une forme de capitulation. Il dévisage le mal et le combat sur son
terrain, de toutes ses forces et par delà même l’échec apparent. Il n’a pas
peur des oppositions, de la calomnie ni du mépris, et cela de la part même de
ceux qui devraient l’accueillir et l’aider : les disciples de Moïse, ses frères
selon la foi d’Abraham, le monde juif qui est le sien. En attendant, Jésus est
pleinement lucide sur ce qui l’attend : l’injustice, l’humiliation, l’exclusion.
Mais il a fait son choix. Ce choix passe par la mort mais il est celui de la
vie : « L’heure est venue pour le Fils de l’homme d’être glorifié. Oui,
vraiment je vous le dis : si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il
reste seul ; mais s’il meurt, il donne beaucoup de fruit » (Jn 12, 23-24). Par
sa mort, il va annoncer que l’alliance de Dieu avec les hommes n’est pas
quelque chose d’extérieur à eux : elle sera désormais inscrite au cœur de
leur humanité, au plus profond de leur cœur, comme une inclination naturelle. L’amour
de Dieu sera à ce point manifesté quand il sera élevé de terre sur la croix que
tous le verront et le connaîtront clairement.
Soyons honnête cependant : qui accepterait
aujourd’hui que son chemin passe de cette manière par la mort ? Si je mesure
mon comportement à celui de Jésus, je ne peux qu’être frappé de l’immense fossé
qui me sépare de lui ! Je prends conscience par là, de la trempe exceptionnelle
de cet homme, de son envergure spirituelle inégalée, de sa clairvoyance inouïe
sur les vrais chemins de la vie et de sa connivence profonde avec Dieu. Sa
Parole, son action, son désir profond sont tellement accordés à Dieu qu’il en
est pleinement la manifestation. Il est Dieu manifesté, qui vit comme nous,
sans aucunement s’échapper de notre condition, qui ne fait pas semblant d’être
un homme, qui ne fait pas semblant d’être Dieu. Sa manière d’assumer son
humanité dans la finitude et la particularité, la misère et la douleur, l’angoisse
et la souffrance a quelque chose d’absolu. Il s’avance vers la mort, nullement
suicidaire, nullement victime consentante, mais fidèle aux plus hautes valeurs
de la vie. Même s’il a conscience que sa détermination a un sens, il a horreur
de ce qu’il va subir et il éprouve l’angoisse de tout être humain devant la
souffrance et la mort. Dans son désarroi, il s’adresse à son Père : «
Maintenant, je suis bouleversé. Que puis-je dire ? Père, délivre-moi de cette
heure ! » (Jn 12, 27). Il aimerait échapper à la mort, il n’est nullement
complice avec le mal qui va subir. Mais, parce que tout le mouvement de sa vie
est de rejoindre ceux que détruit la mort, il va être « glorifié »
pour qu’eux aussi reçoivent la gloire de Dieu en partage.
Quelle gloire ? Celle de l’amour vainqueur.
Celle de la vie qui va se déployer, en lui et en ceux qui lui sont attachés. La
gloire de communiquer à tous l’amour du Père qui renouvelle toute chose dans
une nouvelle alliance et une nouvelle création, la Résurrection. La gloire de
Dieu qui nous rejoint chacun et chacune, parce que Dieu nous désire. Saint Augustin
le résumait avec une géniale fulgurance : « Je ne te chercherais pas
si toi, Seigneur, tu ne m’avais déjà trouvé. » Le grain tombé en terre d’Israël
a produit partout du fruit.
AMEN.
Michel Steinmetz †
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