Je me souviens qu’au collège, dans la classe où
nous suivions assidûment, et il est vrai assez passionnément, nos cours de
latin, nous avions collé au mur l’expression latine : « Vulnerant omnes, ultima necat »
(Toues font souffrir, la dernière tue », en parlant des heures de la vie).
Dans certaines abbayes, autrefois, était gravée sous les horloges, cette autre inscription
latine : Ultima forsan, la dernière
peut-être. Vous allez trouver que les deux formules sont bien peu réjouissantes
et qu’elles s’accordent finalement bien avec l’impression de gravité, voire
même de tristesse qu’on doit adopter quand arrive le carême. Mais il n’en est
rien.
Ultima forsan, la dernière peut-être,
souligne que chaque heure qui passe n’est pas un dû, mais un don, un cadeau de
la part de Dieu. Cette perspective est bien plus positive que celle que
j’avais, toute stoïcienne, devant mes yeux des heures durant. Cette heure, ce
moment présent est le signe, le plus discret, de la bonté de Dieu envers nous :
il nous donne le temps. Il nous donne le temps de le chercher, car il n’habite
pas les évidences et les affirmations. Il nous donne le temps de nous tromper,
de passer par les échecs et les difficultés, étrangement aussi par le mal et le
péché. Il nous donne surtout le temps de la conversion, c’est-à-dire du choix
renouvelé en faveur de la vie et de l’amour, en faveur de la paix et du pardon.
C'est le sens de l’appel de Paul aux
Corinthiens que nous venons d’entendre : « Au moment favorable, je t’ai
exaucé, au jour du salut je suis venu à ton secours. Or, c’est maintenant le
moment favorable, c’est maintenant le jour du salut. » Le temps n’est donc
pas ce que nous subissons, même si, psychiquement, c’est souvent ainsi que nous
le vivons : le temps nous manque, nous presse de toute part, il nous agite et
il nous stresse, il nous fatigue et ne nous donne pas le temps de vivre, de
rêver, de prier, d’aimer. Il nous laisse exsangues, lessivés, défaits. Pourquoi
? Parce que nous voulons le maîtriser, l’enchaîner. Nous croyons que le temps
est une pure invention humaine. Il doit donc rester à notre service. Or, c’est
nous qui sommes à son service. Le serviteur est devenu plus grand que son
maître.
Nous sommes invités, en ce temps de carême, à
changer notre regard sur le temps et à le redécouvrir pour ce qu’il est
réellement : le visage pour nous de l’éternité, le visage pour nous de
Dieu, le visage – en cette année tout particulièrement – de sa miséricorde.
Nous véhiculons une idée de l’éternité aussi étriquée que celle que nous avons
du temps, car les deux sont liés. Nous croyons que l’éternité est l’absence de
temps, qu’elle est pour plus tard, au paradis. Et nous en avons une idée d’ennui
: « L’éternité, c’est long, surtout à la fin », selon le mot d’humour
de Woody Allen ! Mais non, le temps que nous vivons, maintenant est le visage
de l’éternité pour nous, c’est la manière qu’a l’éternité de nous rejoindre, c’est
l’éternité qui se dépose dans le temps et nous donne ainsi la seule possibilité
de goûter le temps de Dieu. C’est ce qui s’est passé pour nous au jour de notre
baptême om ce qui est d’humain en nous a été transformé par la part de vie
divine que Dieu décidait de nous donner en partage.
Le temps de Dieu se donne et se dépose dans le
temps des hommes : visage d’un homme, Jésus, venu de Dieu et qui ne cesse
jamais de nous inviter à le rejoindre, aujourd’hui. Le temps nous est donc
offert de la part de Dieu, c’est même son plus beau cadeau : cette heure-ci, la
dernière peut-être est la plus grande délicatesse d’un Dieu patient. D’un Dieu
qui sait qu’on ne fait rien de grand et de profond sans enracinement, sans
cheminement. Il y a donc une sagesse à redécouvrir le don du temps. Et il n’y a
pas besoin de courir vers les philosophies orientales, aussi riches
soient-elles, le christianisme nous apprend que le temps est le visage pour
nous de l’éternité.
Alors, il nous faut le recevoir avec un cœur
renouvelé car il est temps, cette heure est la dernière peut-être. Et quand
celle-ci arrivera, puissions-nous avoir assez de foi pour la croire déjà gorgée
d’éternité !
AMEN.
Michel
Steinmetz †
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