La tentation du frère philanthrope
Dimanche
dernier, rappelez-vous, la foule bigarrée, qui accompagnait Jésus et
l’accueillait aux portes de la ville sainte, aurait pu nous égarer dans sa
versatilité et dans la tentation de réduire Jésus au rang de seul messie
politique ou d’homme providentiel. Ce soir, à table avec les apôtres, nous
pourrions encore nous fourvoyer et penser que le geste que Jésus pose, et que
l’évangéliste Jean nous décrivait – le lavement des pieds – serait celui d’un
frère philanthrope.
En effet, dans
un premier temps, Pierre a refusé de se laisser laver les pieds par le Seigneur
: ce bouleversement de l’ordre, à savoir que le maître – Jésus – lave les
pieds, que le patron fasse le travail de l’esclave, était en opposition totale
avec la crainte révérencielle que lui inspirait Jésus et avec sa vision du
rapport entre maître et disciple. « Tu ne me laveras jamais les pieds »,
dit-il à Jésus avec sa véhémence habituelle (Jn 13, 8). La vision du Messie
comportait pour lui une image de majesté et de grandeur divine. Il devait
apprendre encore et toujours que la grandeur de Dieu diffère de notre idée de
ce qu’est la grandeur ; qu’elle consiste précisément à descendre, dans
l’humilité du service, dans la radicalité de l’amour, jusqu’à un dépouillement
total de soi-même. Nous aussi, nous devons l’apprendre encore et encore, parce
que nous n’arrêtons pas de désirer un Dieu du succès et non un Dieu de la
Passion.
A l’inverse,
nous pourrions dans ce renversement des choses céder à une tentation séduisante
de réduire Jésus à l’horizontalité du geste. Il en deviendrait seulement un
frère universel qui nous demanderait de nous aimer les uns les autres. Mais
nous ne pouvons considérer le geste d’abaissement de Jésus sans le mettre en
lien, bien évidemment, à tout le mystère pascal. Ce geste, indissociable de
celui de l’eucharistie, comme la liturgie l’a bien compris, révèle le
« pourquoi » du Fils de Dieu. Jésus n’est pas un philanthrope de plus
dans l’histoire du monde, un sage supplémentaire à la postérité insigne. En
consentant à l’abaissement de l’esclave, il nous montre à quel point Dieu a
décidé d’aller en nous aimant. Jésus retire les vêtements de sa gloire, il met
autour de ses reins le « linge » de l’humanité et il se fait esclave.
Il lave les pieds sales des disciples et les rend ainsi capables d’accéder au
banquet divin auquel il les invite. Lorsque Jésus lave ses disciples, c’est
d’abord, simplement, une action qu’il accomplit – le don de la pureté, de la « capacité
pour Dieu » qu’il leur fait. Mais ce don devient ensuite un modèle, une
invitation à faire de même les uns pour les autres. « Je vous donne un
commandement nouveau : aimez-vous les uns les autres ; comme je vous ai
aimés » (Jn 13, 34)
Quand le
Seigneur dit à Pierre que, sans le lavement des pieds, il ne pourrait pas avoir
de part avec Lui, Pierre lui demande tout de suite, avec élan, de lui laver
aussi la tête et les mains. Vient alors la phrase mystérieuse de Jésus : « Celui
qui a pris un bain n’a pas besoin de se laver, sauf les pieds » (Jn 13,
10). Jésus fait allusion à un bain que les disciples avaient déjà pris,
conformément aux prescriptions rituelles juives ; pour prendre part au repas,
il ne fallait plus que le lavement des pieds. Mais, bien sûr, il y a dans ce
récit un sens plus profond. A quoi est-il fait allusion ? Nous ne le savons pas
avec certitude. Mais nous devinons que le bain désigne la vie en Dieu que nous
donne le baptême. Tout nous y est donné quand nous devenons enfants de Dieu, et
fils dans le Fils. Il semble clair que le bain qui nous purifie définitivement
et ne doit pas être recommencé est le baptême – l’immersion dans la mort et
dans la résurrection du Christ – un fait qui change profondément notre vie, en
nous donnant comme une nouvelle identité qui perdure, si nous ne l’abandonnons
comme l’a fait Judas.
Pour y
demeurer fidèles, une seule voie est possible : nous donner comme le Fils
s’apprête à le faire pour chacun de nous.
Aimer jusqu’au don de soi. Alors seulement nous pourrons prétendre avoir
part au banquet préparé pour nous.
AMEN.
Michel STEINMETZ †
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