Un homme va mourir.
Il faudrait pleurer. Mais la foule est en liesse et Jésus ne repousse pas sa
joie. Que faut-il comprendre ? Que valent cet enthousiasme, ces acclamations ? Ne
savons-nous pas qu’incessamment, la situation va basculer ? De l’accueil au
rejet, de la reconnaissance à l’abandon, quelques jours suffiront pour que
Jésus perde tout : son honneur et sa dignité, ses frères et ses amis. Comme les
pharisiens, mais pour une autre raison, celle de notre lucidité, nous serions
tentés de fustiger l’exubérance des gens. L’heure est-elle à fête et à la joie
? Et pourtant, Jésus s’y associe tout entier. Il refuse de la réprimer.
La liturgie juxtapose
le triomphe des Rameaux et la lecture de la Passion. L’échec suit le succès, la
peine recouvre la joie. Du haut de son petit âne, Jésus nous provoque. A quoi ?
Jésus nous provoque à entrer dans la joie, à entrer dans l’ironie du moment,
non pas pour amoindrir sa gravité, son poids, sa profondeur, mais pour en percevoir
l’enjeu. La foule acclame son messie. C’est limpide et pourtant, il y a
méprise. Aux Rameaux, Jésus est le Seigneur mais il est le Seigneur des pauvres
et par là le Seigneur de tous : de ceux qui n’auront pas le panache de rester
forts dans l’adversité, de ceux qui déserteront quand viendra l’extrême
souffrance, de ceux qui douteront toujours un peu, mais pas assez pour renoncer
à croire. Il est le Seigneur de ceux qui restent les yeux rivés sur leurs
petits bonheurs. Il accepte d’être leur Seigneur ! Et pour lui, cette joie
enfantine des Rameaux n’est pas condamnable. Il accueille et il bénit la joie
des enfants et des petits.
Cette joie des
Rameaux est la nôtre lorsque, pauvres avec les pauvres, nous mendions auprès de
Jésus nos bonheurs, petits ou grands, légitimes ou non. Lorsque nous mendions
auprès de Lui parce que nous croyons qu’il entre en nos désirs même les plus
inavouables, les plus fous, les plus risqués, les plus honteux peut-être, les
plus ridicules parfois. Il entre dans la foule de nos faux problèmes, de nos
bonheurs qui n’en sont pas, de nos illusions chéries. Jésus suit le chemin que
nous lui traçons avec nos palmes et nos manteaux. Le chemin des succès dont
nous rêvons. Il assume ce chemin qui conduit à l’impasse dans la fosse commune
des illusions perdues. Il assume ce chemin comme il assume notre pauvre joie,
pour l’accomplir et le traverser, le sauver, en faire un véritable chemin
triomphal, modeste comme le petit âne choisi, mais souverain. La joie des
Rameaux, la voilà : C’est la joie des pauvres.
Ce jour, la fête est
prématurée. Elle est en attente, en suspens. L’issue ne dépend pas de nous. La
grande transformation du monde, selon le désir de Dieu, ne dépend pas de notre
force, de notre effort, ni même de notre conversion. Elle est à recevoir. Nos
attentes sont infantiles, nous cherchons de fausses solutions, des placebos,
des antalgiques, un peu d’opium, pour combler le vide de nos vies. A nos
problèmes immédiats, Jésus répond et ne répond pas. Mais il assume nos espoirs.
Au cœur de notre errance, il est présent. Mais où donc le Christ pourrait-il
nous rejoindre si ce n’est sur le chemin de nos illusions ? Ceux qui n’espèrent
rien ne cherchent rien. Ils ne voient que l’âne et pas le salut qui est dessus.
Seuls ceux qui espèrent peuvent être déçus. Seuls ceux qui se sont trompés dans
une espérance humaine peuvent rencontrer le Christ en relisant l’histoire de
leur malheur, comme les disciples sur le chemin d’Emmaüs. Jésus accueille la
joie des pauvres, sans la réprimer. Il entre dans leur espérance sans la
démentir. La joie qui est la nôtre, nul ne pourra nous la ravir : qui donc
pourrait nous séparer de Lui ?
Dans la discrétion du
matin de Pâques, dans l’explosion silencieuse de la vie, répondra pour toujours
tout ce qu’il y a de vivant en nous, timide ou fort, tordu ou bien droit. Jésus
nous rend forts de notre faiblesse en la prenant sur lui. En entrant à
Jérusalem, il nous rend à la joie, la joie d’être sauvés. Alors les pauvres
crient à la face du Seigneur, car Il vient. Il épouse leur joie, Il épouse
notre joie : Son amour est plus fort que tout.
AMEN.
Michel
Steinmetz †
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