Avec quelle impatience le
benjamin de la famille attendait ce jour ! Il lui était devenu insupportable de
rester plus longtemps dans cette maison : le poids du père l’étouffait. Exiger
son héritage, c’était comme vouloir la mort du père. Il voulait être adulte,
décider à sa guise, ne plus obéir à un maître, cesser d’obéir comme un gosse.
Et il s’en alla, loin, le plus loin possible. Enfin il se sentait libre,
indépendant, autonome. Avoir, posséder : c’est la toute-puissance arrachée à
Dieu. Mais le pays loin de Dieu, le monde de la non-foi, conduit à des
lendemains qui déchantent. Quand l’homme veut « s’éclater » comme on dit, il
arrive toujours un moment de saturation, de dégoût. Lorsque la liberté devient
licence, elle bascule dans l’esclavage. L’homme devient misérable, dépouillé,
sans ressources. Ainsi, en quelques mots, Jésus esquisse l’horreur d’une
société qui veut s’édifier sans le Père : elle promet tous les plaisirs, la fin
de ce qu’elle appelle « l’aliénation religieuse », la suppression des
interdits, l’épanouissement, l’explosion sans frein de la vie et elle se révèle
une jungle où un jeune nanti peut assouvir ses passions en multipliant les
partenaires, où un patron peut faire fortune en réduisant son personnel en
esclavage. Dans ce « pays », l’homme y est un loup pour l’homme.
Mais quand perce la conscience
du désastre, il peut commencer à penser. Aucune honte sur
sa conduite, aucun remords d’avoir peiné son père. S’il envisage de rentrer,
c’est parce qu’il y est forcé. En route, il se demande, anxieux, si son père
l’acceptera. Ne va-t-il pas lui claquer la porte au nez, le chasser avec
colère, le punir durement ? Lorsque nous avons tourné le dos à Dieu, voici que
nous découvrons le Père qui se révèle dans sa tendresse infinie. Le père est
certes affligé par le départ de tant de ses enfants mais il ne les ramène pas
de force. Comme dit Péguy, Dieu ne veut pas « des prosternements d’esclaves ».
Et s’il n’exige pas « la contrition parfaite », il faut au moins que l’homme
perdu bégaie un appel, manifeste un début de démarche. Mais dès qu’il le
perçoit, Dieu est ému, bouleversé. Le sentiment du père n’est pas la « pitié »
mais la miséricorde. Son cœur se penche vers notre misère. Le jeune murmure un
début d’aveu: « Père, j’ai péché, je me mérite plus...». A celui qui
présente les blessures de ses fautes, Dieu ne peut que tendre les bras. Que son
enfant soit à ce point abîmé par le péché lui est intolérable ; il le restitue
dans sa beauté.
Mais dans l’évangile, il y a
encore l’autre, l’aîné ! Il est demeuré à la maison : fidèle, droit,
travailleur, bon pratiquant. Lorsqu’il apprend que le père a organisé un festin
pour fêter le retour de son frère, il se met en colère et refuse d’entrer. A
son père sorti à sa rencontre, il crache sa hargne. Il enrage : il s’est
toujours efforcé de mener une vie obéissante, avec beaucoup de sacrifices, dans
la routine des jours, et voilà que le père organise une grande célébration pour
fêter le retour du débauché.
Le « frère aîné »,
c’est le brave chrétien qui a tout fait bien, le bon fidèle, le généreux
donateur. Mais il a perdu une chose : la joie d’être là, « à la maison ».
Il n’est pas content d’avoir la foi, elle lui est devenue une routine, une
charge pour lui. Pourquoi s’efforcer à être un bon croyant ? Dieu ne partage
pas nos conceptions mesquines : il n’est pas un roi qui punit ses sujets
félons, ni un patron qui chasse un employé. Il est Père de façon irrémissible.
L’aîné n’a pas plus compris Dieu que le benjamin : il obéissait avec une
mentalité servile sans jouir de sa liberté, sans goûter le bonheur de croire et
de demeurer dans la Vie. Il se coupe lui-même de l’eucharistie qui est le
banquet de la joie où le Père nous convie et où le Fils se donne pour la
multitude.
Jésus veut que tous les
« grincheux frères aînés » que nous sommes se réjouissent avec Dieu
du retour du fils prodigue. Lui non plus n’est pas condamné par le père. Il
l’invite simplement à la joie : « Toi mon enfant, tu es toujours avec
moi ! ». Comment ne serait-il pas un chrétien joyeux ?
AMEN.
Michel Steinmetz
†
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